Le Petit joueur d’échecs de Yôko Ogawa

Le blog de Goran, « des livres et des films » atteint aujourd’hui son sixième anniversaire et c’est pour cette raison que Patrice et Eva – que je remercie pour cette initiative – ont organisé une Lecture Commune en l’honneur de Goran, disparu beaucoup trop tôt, à laquelle je tenais vraiment à participer.
Il s’agissait donc de lire Le Petit joueur d’échecs de Yôko Ogawa, paru au Japon en 2009 et en France en 2013.

Note pratique sur le livre :

éditeur : Actes sud (Babel)
Traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle
Nombre de pages : 330.

Note sur l’écrivaine :

Yôko Ogawa (née en 1962) est une écrivaine japonaise. Diplômée de Lettres, elle se lance dans l’écriture de courts romans jusqu’au milieu des années 90, puis de romans plus épais à partir des années 2000. Des écrivains comme Haruki Murakami ou Paul Auster inspirent son œuvre, mais aussi des classiques japonais ou américains : Kawabata, Tanizaki, Carver, Fitzgerald, etc. Elle remporte le prestigieux Prix Akutagawa pour La Grossesse en 1991. Ses livres, traduits dans le monde entier, remportent un large succès.

Présentation du début de l’histoire :

Un petit garçon très sensible, imaginatif et intelligent est élevé avec son petit frère par leurs grands parents. Ce petit garçon est né avec les lèvres scellées l’une à l’autre et on a dû lui greffer sur la bouche un morceau de peau de ses jambes, si bien qu’il se retrouve plus tard avec les lèvres velues, et de plus en plus au fur et à mesure qu’il grandit. Cet enfant finit par rencontrer, par un concours de circonstances étranges, un homme obèse qui vit dans un autobus désaffecté, immobilisé au cœur d’un jardin. Cet homme obèse, grand amateur de pâtisseries, mais surtout très grand joueur d’échecs, va initier le petit garçon à ce jeu et à ses subtilités stratégiques, et il ne va pas tarder à détecter chez cet élève un véritable génie des échecs, un vrai poète de l’échiquier, comparable au grand joueur Alekhine. Mais le petit garçon commence à gagner contre son maître de plus en plus souvent et il devient clair qu’il devra bientôt se mesurer à d’autres adversaires, encore plus forts, pour parfaire son jeu. (…)

Mon humble avis :

De la même manière que Yôko Ogawa dressait dans « La formule préférée du professeur » un éloge poétique des mathématiques, avec un chouïa de vulgarisation scientifique revisitée et magnifiée par la littérature, nous nous trouvons ici devant un éloge poétique du jeu d’échecs, où il s’agit moins de détailler des stratégies et d’expliquer des tactiques – un aspect technique qui, visiblement n’intéresse pas trop l’écrivaine – que de nous émouvoir et de nous embarquer dans les mille variations d’une rêverie autour des échecs. Ainsi, elle évoque, à propos des différentes parties que joue le petit joueur d’échecs, une plongée au fond des mers ou une navigation à la surface d’un lac, et bien d’autres phénomènes naturels et aquatiques sont comparés aux différents coups des joueurs.
Curieusement, moi qui ne connais pratiquement rien à ce jeu, et qui pensais m’ennuyer passablement à la lectures de longues parties dont je ne comprends pas les subtilités, j’ai été au contraire très captivée, et mon attention était vraiment happée par la manière dont Yôko Ogawa sait camper une situation, une émotion, ou la charge affective qui peut entourer une partie d’échecs.
Car il m’a semblé, effectivement, que le vrai sujet de ce roman était l’échange affectif entre les êtres, dont les différentes parties d’échecs sont les représentations, puisque le petit joueur, qui ne veut pas grandir, a l’occasion de jouer avec (ou de mêler à son jeu d’une façon ou d’une autre) pratiquement toutes les personnes qu’il aime, depuis son maître très admiré jusqu’à la jeune fille dont il est amoureux, en passant par la vieille demoiselle qu’il respecte tout particulièrement et qu’il cherche à protéger.
Ainsi, dans ce roman, les échecs représentent par excellence la rencontre des affects et le désir de composer un poème à deux voix, dans l’harmonie complice des deux adversaires, sans que la notion de victoire ou de défaite n’ait vraiment d’importance car ce n’est pas à cela que Yôko Ogawa s’attache.
Ce roman m’a paru être une prouesse littéraire tout à fait audacieuse et remarquable : réussir à tenir en haleine son lecteur et l’émouvoir à de multiples reprises, sur un sujet aussi austère, spécial et ardu, était vraiment une gageure très risquée et c’est parfaitement réalisé, développé et imaginé.
Vous l’aurez compris, j’ai bien aimé ce livre.

Un extrait page 114

Après la perte du maître, grandir devint quelque chose d’effrayant pour le petit joueur d’échecs. Son corps s’allongeait, ses épaules s’élargissaient, ses muscles se formaient, ses chaussures rapetissaient, ses doigts grossissaient et sa pomme d’Adam apparaissait… Ces prémisses de changement l’attiraient vers un marais insondable. Tout ce qui lui évoquait l’état de grosseur devenait une arme à son encontre. Lorsqu’il aperçut en ville un homme de près de deux mètres, son sang ne fit qu’un tour et ses jambes se figèrent, et quand la télévision diffusa un reportage sur une fête autour de la plus grande pizza au monde, il eut un haut-le-coeur. Parce que le maître avait trop grandi, sa mort avait été mise en scène. Parce qu’elles avaient grandi, Indira avait été enfermée sur la terrasse du grand magasin et Miira ensevelie entre les murs. Et lui, en grandissant, il finirait par ne plus pouvoir se glisser sous la table d’échecs.
« Grandir est un drame ».
Cette phrase se grava profondément en lui.(…)

21 réflexions sur “Le Petit joueur d’échecs de Yôko Ogawa

  1. Bon jour Marie-Anne,
    Cela a dû être un tour de force de l’auteure de créer : « …un éloge poétique du jeu d’échecs… » avec un minimum de connaissance pour : »… mille variations d’une rêverie autour des échecs… »… 🙂
    Quoi qu’il en soit, je vais me procurer ce livre 🙂

    Notes :
    1) il n’y a pas de lien vers le blog de feu Goran ?
    2) … »en passant par la veille demoiselle qu’il respecte… » Coquille ? veille ou pour vieille ?

    Bonne journée 🙂
    Max-Louis

  2. Superbe chronique dont l’écriture poétique et sensible donne une bonne idée des multiples facettes de ce livre hors du commun. C’est effectivement une gageure d’avoir réussit un récit pareil à partir du jeux d’échecs…

  3. J’ai bien aimé aussi, notamment l’atmosphère étrange, et la singularité de l’histoire.. et le fait d’avoir fait cette lecture en pensant à Goran lui a donné une texture particulière..

  4. Hélas je n’ai pas été touchée par ce roman et je le regrette. Par contre j’ai pensé aussi à la série Le jeu de la dame, notamment quand le petit garçon joue aux échecs sur un échiquier tracé au plafond de son lit.

  5. Bonjour Marie-Anne,
    J’avais prévu de me lancer dans ce roman cet été. Hélas, je n’y suis pas parvenu. Ton article me fait regretter de ne pas avoir pris ce temps, ce qui ne m’empêche pas d’avoir une pensée pour Goran. Lui qui aimait tant redessiner les couvertures de livres, qu’aurait il imaginé pour celui-ci ?

    1. Bonjour Prince Ecran Noir, merci de cette pensée amicale pour Goran. Certainement, ce roman avait tous les éléments pour lui inspirer une très belle couverture : un échiquier, un automate ancien, une évocation des fonds sous-marins, une jeune fille avec une colombe … et puis il aurait sans doute rajouté le petit élément facétieux ou ironique qui caractérisait son style, car il avait un grand sens de l’humour…
      Tout au moins, c’est ce que j’imagine, sans certitude…

  6. Patrice

    Un grand merci pour cet hommage, Marie-Anne. Je pense que Goran aurait beaucoup aimé ta chronique. Je suis tout à fait d’accord avec ton commentaire à la fin de la chronique ; c’est une réelle performance d’avoir réussi à tenir le lecteur en haleine de cette façon, je me suis aussi laissé embarquer jusqu’à la fin du livre, alors que ce n’était pas écrit d’avance. A très bientôt. Patrice

    1. Merci Patrice ! Tes paroles me font plaisir. Je trouve aussi que Goran avait très bien choisi cette lecture. C’était une bonne idée de lire ce roman en hommage et en souvenir de lui. À bientôt ! Marie Anne

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