Trois Poèmes de William Carlos Williams

Dans le cadre de mon Mois Américain voici trois textes du poète du 20ème siècle William Carlos Williams. Il en avait déjà été question lors du dernier Printemps des Artistes car j’avais publié deux de ses poèmes à propos de tableaux de Breughel. 

Voici le lien vers l’article du printemps

Ces trois textes-ci, datant des années 1930, sont extraits des « Poèmes » publiés par la collection bilingue des éditions de l’Aubier, dans une traduction de Jacqueline Saunier-Ollier, en 1981.

Nota Bene : Je n’ai pas réussi à reproduire la mise en page originale du premier poème, Le Vent forcit. Il comporte des décalages, des retraits, des espacements, qui n’apparaissent pas dans WordPress malgré mes tentatives. Si vous souhaitez retrouver le texte tel qu’en lui même, reportez-vous à la version papier.

2e Nota Bene : Le troisième poème ci-dessous, « Ce n’est que pour dire« , est lu intégralement dans le beau film Paterson de Jim Jarmusch, sorti en 2016.

Biographie du poète

William Carlos Williams (1883-1963) est un poète, traducteur, critique littéraire et romancier américain.
Il est un des grands représentants du modernisme américain, participant aux mouvements de l’imagisme et de l’objectivisme dont il est l’un des membres fondateurs. Sa poésie est d’abord proche de celle d’Ezra Pound puis s’en éloigne. Il cherche à présenter des objets pour leur valeur propre et non dans une perspective métaphysique. Il s’agit aussi pour lui de rendre compte de l’expérience américaine, alors que beaucoup d’écrivains modernistes sont exilés en Europe.
Peu connu pendant de nombreuses années, il acquiert la reconnaissance après la Seconde guerre mondiale, avec ses poèmes PatersonAsphodèle et Tableaux d’après Breughel, bien que deux de ses poèmes les plus cités, La Brouette rouge et Le Grand Chiffre, aient été publiés dès 1923. Il devient alors une référence majeure pour les écrivains de la Beat Generation.
(Source : Wikipédia)

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Page 157

Le vent forcit

La terre harcelée
est balayée
Les arbres
les crêtes brillantes des
tulipes

se dérobent et
tressautent –

Lâche les rênes
à ton amour

Souffle !

Bon Dieu, qu’est-ce
qu’un poète – si cela existe ?
un homme
dont les mots
mordent
droit
au but – bien réels

pétris
de mouvement

Au bout de chaque rameau

neuf

sur le corps
torturé de la pensée
agrippée
au sol

un chemin
jusqu’au bout de la dernière feuille

(1935)

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Page 142

Fleurs en bord de mer

Quand par-dessus l’arête vive et fleurie
de la prairie, invisible, l’océan salé

soulève sa forme – marguerites et chicorées
liées, déliées, semblent à peine être des fleurs

mais couleur et mouvement – ou la forme
peut-être – de la fièvre, tandis que

la mer encerclée oscille
paisiblement sur sa tige herbacée

(1930)

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Ce n’est que pour dire 

que j’ai mangé
les prunes
qui étaient dans
la glacière

et que
sans doute tu
gardais
pour le petit déjeuner

Pardonne-moi
elles étaient délicieuses
si douces
et si froides

(1934)

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« Tais-toi, je t’en prie » de Raymond Carver

Ca faisait longtemps que j’entendais parler des nouvelles de Raymond Carver et que je remettais à plus tard l’idée de les découvrir. Je me suis finalement procuré ce recueil-ci, « Tais-toi, je t’en prie« , qui est l’un des plus connus, et qui contient vingt-deux nouvelles, de longueurs et d’inspirations variées.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Points
Date de publication initiale : 1976 (de cette édition française : 2010)
Traduit de l’anglais (américain) par François Lasquin
Nombre de pages : 317

Note biographique sur l’auteur

Raymond Carver (1938-1988) a été veilleur de nuit, standardiste ou encore enseignant avant de se consacrer à l’écriture. Romancier et nouvelliste, il est considéré aujourd’hui comme « le Tchékhov américain ». Couronnée de nombreux prix, son œuvre est traduite au Japon et en Europe.
(Source : éditeur)

Quatrième de Couverture

Ici comme ailleurs, des silhouettes usées s’échouent dans des dîners et parlent du temps qui passe, de la vie comme elle va, toujours un peu bancale et de guingois. Ici comme ailleurs, les changements sont remis à demain, on se contente de petits mieux faute d’aller bien. Ici comme ailleurs, les rêves se dissolvent et les espoirs disparaissent dans les volutes d’une énième cigarette.

Mon Avis

Ces nouvelles ont été écrites, parait-il, entre 1960 et 1974, et on retrouve bien l’atmosphère de ces années-là, aux Etats-Unis, avec les beatniks barbus et aux cheveux longs qui provoquent le courroux du voisinage en ne travaillant pas, la société de consommation, l’omniprésence de la cigarette et des bières, parfois la drogue, les préoccupations terre-à-terre d’une classe moyenne qui ne se fait pas trop d’illusions sur l’avenir, les désirs de déménagements, de voyages ou d’évasion qui ne se concrétisent pas forcément, les fantasmes des adolescents quand ils font l’école buissonnière, les multiples petites déconvenues de la vie de famille, les animaux domestiques casse-pieds et les voisins non moins enquiquinants, les étudiants pauvres qui ont envie d’une existence tranquille, etc.
La plupart de ces histoires nous dépeignent la vie quotidienne banale de cette époque-là, dans une langue assez simple, des phrases plutôt courtes, des dialogues réalistes. Pourtant, dans cette banalité, on sent que le drame n’est pas très loin, la crise est proche mais elle n’éclate généralement pas. Ou alors ce sont de très petits drames, telle cette bagarre à coups de poings entre deux pères de famille dont les fils ont été mis en cause dans un vol de bicyclette (dans « Bicyclettes, muscles, cigarettes« ) ou encore cet autre père de famille qui a abandonné le chien de ses enfants, une nuit, en cachette, et qui essaye ensuite désespérément de le récupérer, plein de remords (dans « Jerry et Molly et Sam« ).
Les problèmes conjugaux tiennent également une grande place dans ces nouvelles : dans « Ils t’ont pas épousée« , un mari décide brutalement que sa femme, une serveuse de bar, doit maigrir, après avoir entendu des remarques désobligeantes sur son compte, et il devient un vrai tyran. Dans « Tais-toi, je t’en prie« , la dernière nouvelle, éponyme, un homme se rend compte au cours d’une discussion anodine avec sa femme qu’elle l’a probablement trompé, quelques années auparavant, et il s’enfuit de chez lui, passe la nuit dehors, sentant sa vie lui échapper, sur le point de basculer dans l’inconnu, dans l’effroi, avant que tout retourne finalement à la normale le lendemain.
Les trois nouvelles que j’ai préférées sont « La femme de l’étudiant » (où le désespoir surgit inopinément – très poignante !), « Pourquoi, mon chéri ? » (extrêmement surprenante et réjouissante – j’ai bien ri) et « Jerry et Molly et Sam » (une fine analyse psychologique, une sorte d’ironie amère, une situation criante de vérité).
Un recueil de nouvelles excellent ! La variété des thèmes, des tonalités, des situations rend la lecture distrayante. Si vous aimez ce genre littéraire, c’est à conseiller !

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Un Extrait page 97
(de la nouvelle « Soixante arpents »)

Il attira une chaise à lui et s’assit à côté de la table.
Sa femme fit oui de la tête. Waite ne dit rien d’autre. Simplement, il abaissa son regard et se mit à gratter la table de l’ongle de son pouce gauche.
– Tu les as attrapés ? interrogea Nina.
– Deux gamins, dit-il. Je les ai laissés partir.
Il se leva, passa de l’autre côté du poële, cracha dans le coffre à bois et resta debout, les deux mains accrochées aux poches arrière de son jean. Derrière le poële, la cloison en bois était noircie et cloquée. La forme confuse d’un filet de pêche entortillé autour des pointes d’un trident à saumon dépassait d’une étagère au-dessus de sa tête. Il n’arrivait pas à comprendre ce que c’était. Il l’examina, les yeux plissés.
– Je les ai laissés partir, dit-il. Peut-être que je n’ai pas été assez dur avec eux.
– Tu as bien fait, dit Nina.
Il jeta un coup d’œil en direction de sa mère. Mais la vieille femme était impassible. Elle se bornait à le fixer de ses yeux noirs.
– Je ne sais pas, dit-il.
Il essaya d’y réfléchir, mais déjà il lui semblait que tout cela était très vieux.
– J’aurais dû leur faire plus peur que ça, dit-il. Il regarda sa femme.
– Ils étaient sur mes terres, ajouta-t-il. J’aurais pu les tuer.
– Tuer qui ? dit sa mère.
– Deux gamins qui s’étaient introduits sur nos terres de Cowiche Road. C’est à leur sujet que Joseph Eagle a téléphoné.
(…) 

*

Un autre extrait page 134
(de la nouvelle « L’aspiration« ) 

Je vais vous montrer quelque chose, il a dit. Il a sorti une petite carte de la poche de sa veste. Regardez, il m’a dit en me la tendant. Il n’a jamais été question que vous achetiez quoi que ce soit. Mais cette signature, là, vous voyez ? C’est la signature de Mrs Slater, oui ou non ?
J’ai examiné la fiche. Je l’ai levée vers la lumière. Je l’ai retournée, mais le verso était vierge de toute inscription. Et alors ? J’ai dit.
La carte de Mrs Slater a été tirée au hasard dans une corbeille qui contenait des centaines d’autres cartes en tous points pareilles à celle-ci. Mrs Slater est au nombre des heureux gagnants. Elle a gagné un nettoyage complet, avec shampouinage de moquette. Sans obligation de sa part. Je suis même supposé aspirer votre matelas, mon cher monsieur, euh… Vous serez éberlué en voyant ce qui peut s’amasser dans un matelas au fil des mois, au fil des ans. Chaque jour, chaque nuit de notre vie nous perdons d’infimes parcelles de nous-mêmes, toutes sortes de menus résidus, de petites squames minuscules qui tombent de çà, de là. Et savez-vous où elles vont, ces petites miettes de nos êtres ? Eh bien, je vais vous le dire : elles traversent nos draps, s’incrustent dans nos matelas ! Et dans nos oreillers aussi, bien entendu.
(…) 

**

Un Extrait page 167
(de la nouvelle « La femme de l’étudiant »)

Quand le jour commença à poindre au-dehors, elle se leva et s’approcha de la fenêtre. Le ciel virait au blême au-dessus des collines. Il n’y avait pas un seul nuage. Les formes des arbres et des immeubles de deux étages qui s’alignaient le long du trottoir d’en face émergeaient peu à peu de la grisaille. La lumière s’élevait rapidement de derrière les collines, et le ciel s’éclaircissait à vue d’œil. Hormis les matins où elle se réveillait avec l’un ou l’autre des enfants (et ils n’entraient pas en ligne de compte, car dans ces cas-là elle était trop occupée pour regarder dehors), elle n’avait vu le soleil se lever que quelques rares fois, quand elle était petite. Mais des levers de soleil de son enfance, aucun n’avait été pareil à celui-ci. Aucune des photos qu’elle avait vues, aucune de ses lectures ne l’avait préparée à l’idée qu’un lever de soleil pût être aussi atroce.
(…) 

L’Exposition Mark Rothko à la Fondation Louis Vuitton

J’ai eu le plaisir de découvrir cette grande rétrospective Mark Rothko vers le début janvier 2024. Je n’avais jamais vu d’œuvres de lui en vrai. J’étais avertie que les reproductions photographiques, aux dimensions très réduites, dont j’avais dû me contenter jusque-là, ne donnaient qu’une image vague et très atténuée de la réalité. Les échos que j’avais eus de cette expo étaient contrastés – Certains, très négatifs ! – ce qui aiguisait à la fois ma curiosité et ma circonspection. Ne sachant pas vraiment à quoi m’attendre, j’avais tout de même grand espoir d’être séduite.

Cette exposition s’était déroulée à la Fondation Louis Vuitton entre le 18 octobre 2023 et le 2 avril 2024.

Le présent article prend place dans mon Mois Américain.

Une parenthèse sur ma visite : c’était la première fois que je mettais les pieds dans ce musée et la visite fut pénible, d’un point de vue pratique et physique. Déjà, c’est une expédition pour aller (à pied) du métro Sablons à cet espèce de bâtiment tarabiscoté et tape-à-l’œil : avec la pluie, le vent et le froid, ce n’est pas une partie de plaisir. Ayant réservé nos billets par internet, on nous a tout de même fait attendre durant dix bonnes minutes, en extérieur, sous une pluie battante – à croire que cette Fondation n’a pas les moyens d’installer des auvents ou des passages couverts pour protéger ses visiteurs. A l’entrée : le bazar. Les nombreux agents du service de sécurité traitent les gens comme du bétail, séparent les couples, embarquent les sacs à main hors de la vue de leur propriétaire et les restituent – sans méprise par un curieux hasard ! – quelques mètres plus loin. Dans le musée, on sillonne chaque étage du bâtiment, en passant par moult escalators, escaliers, arrière-salles, recoins et bouts de couloirs qui achèvent de nous mettre les jambes en compote. A la sortie, le retour vers le métro ne fut pas plus joyeux.
Ca nous a dissuadés d’y retourner, aussi alléchantes que puissent être les futures affiches !

Voici la Présentation de l’expo par le musée :

Première rétrospective en France consacrée au peintre américain Mark Rothko (1903-1970) depuis celle du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 1999, l’exposition présentée à la Fondation réunit quelque 115 œuvres provenant des plus grandes collections institutionnelles, notamment de la National Gallery of Art de Washington, de la Tate de Londres et de la Phillips Collection de Washington, et de collections privées internationales dont celle de la famille de l’artiste.
Se déployant dans la totalité des espaces de la Fondation, selon un parcours chronologique, elle retrace l’ensemble de la carrière de l’artiste depuis ses premières peintures figuratives jusqu’à l’abstraction qui définit aujourd’hui son œuvre.
(Source : Site internet du Musée)

Mon Avis

Les deux premières salles de l’expo étaient consacrées aux débuts artistiques de Rothko, caractérisés par des toiles figuratives, quand il n’avait pas encore trouvé son style personnel si reconnaissable. J’avoue que ces toiles ne m’ont pas attirée. On sent que le peintre se cherche et tâtonne dans plusieurs directions. Ici ou là, on a l’impression que certaines compositions préfigurent un tout petit peu le style de la maturité. Je suis passée assez vite dans ces deux premières salles.  
La suite de l’expo montrait des œuvres plus représentatives du style emblématique de Rothko, avec ces fameuses compositions bi ou tripartites, dites « classiques ». Ces toiles sont beaucoup plus nuancées et subtiles que je ne l’imaginais d’après les photos. Je pensais voir de bêtes rectangles, à peu près uniformes, juxtaposés de manière basique les uns au-dessus des autres – mais ce n’est pas du tout ça ! Il y a tout un travail sur les transparences des couches de peinture ou sur leur brillance, des effets de sfumato, parfois des impressions de relief (certains rectangles semblent sortir de la toile et s’avancer vers nous, d’autres restent plus en retrait). Bizarrement, on ressent, aussi, quelquefois, des sensations thermiques. Certains tableaux dans les tons jaunes, orange ou rouges, semblaient irradier intensément et on en éprouvait physiquement la chaleur et le rayonnement. Comme les tableaux sont d’une taille imposante, plus grande que celle du corps humain, le spectateur se sent absorbé et presque incorporé à l’atmosphère de la toile et à ses teintes. Il y a une grande vibration des surfaces colorées. Par moments, à force de regarder telle ou telle toile, on a l’impression d’observer un paysage et non plus une abstraction – on croit voir tantôt une mince route centrale séparant deux champs tantôt un horizon un peu brumeux entre terre et ciel. Cette illusion d’optique m’a beaucoup plu.
Au fur et à mesure des salles d’expo, les tableaux deviennent plus sombres. Les noirs et les gris occupent de plus en plus de place. Parmi les dernières œuvres, un certain nombre ressemble à des visions du sol lunaire : la partie supérieure (plus ou moins haute) est toute noire et l’inférieure est d’un gris moyen, mat. Selon la hauteur de cette « ligne d’horizon », l’effet est plus ou moins oppressant et/ou désolé. On fait forcément le lien avec la grave dépression qui touchait Mark Rothko de plus en plus profondément dans les dernières années de sa vie et qui l’a mené au suicide. Mais, selon les cartels de l’expo, ce lien de causalité entre dépression et noirceur picturale serait trop facile et discutable.
Un peintre que j’ai aimé découvrir et qui m’a fait une forte impression !

White Center, 1950

Orange and yellow, 1956
Green on Blue, 1956

Nota Bene : Les photos ci-dessus proviennent de sites internet. Si leurs auteurs veulent leur retrait de ma page, qu’ils m’écrivent, ce sera fait.

Un Poème de Laura Kasischke

Le mois dernier, j’avais un peu parlé de ce recueil poétique, Mariées Rebelles, de l’écrivaine américaine contemporaine Laura Kasischke. J’y reviens aujourd’hui puisque mes articles de ce mois-ci sont consacrés aux États-Unis.

Comme je le disais en mai, c’est une poésie riche en images et souvent marquée par la mort, la violence, les pensées amères, aigres, ou franchement acides. Pratiquement à chaque page, une évocation sanglante surgit, plus ou moins développée. Marie Desplechin, dans la préface, insiste sur le côté morbide de cette poésie et c’est indéniable. Un certain féminisme peut aussi apparaître, mais adjoint ou mélangé à d’autres thèmes, comme les relations familiales ou le couple. Les relations hommes-femmes ne sont pas traitées sous un angle sentimental, c’est le moins qu’on puisse dire, mais toujours sous un aspect rude, acerbe, dangereux.

Note pratique sur le livre

Editeur : Page à page
Première année de publication (en français) : 2016 (en américain) 1992
Edition bilingue.
Traduit de l’anglais (américain) par Céline Leroy
Préface de Marie Despléchin
Nombre de pages : 184

Note sur la poète

Laura Kasischke est née en décembre 1961, dans le Michigan. Elle se fait d’abord connaître comme poète, au début des années 90. En 1997, elle publie son premier roman « A suspicious river« . Elle est également nouvelliste. On a pu comparer son style à celui de Joyce Carol Oates. Ses romans sont publiés en français chez l’éditeur Christian Bourgois, sa poésie et ses nouvelles chez Page à page.
(Source : Wikipédia)

*

Je vous propose ce poème, l’un de mes préférés du recueil – qui est aussi l’un des moins violents, sans notation sanguinolente.
C’est un texte où les non-dits sont nombreux, laissant l’imagination du lecteur suppléer à ces manques, et c’est pour cette raison qu’il m’a plu.

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Page 45

Indications scéniques

Le père et la fille se regardent
puis arrêtent, gestes et expressions se figent.

La mère, malade, se balance
dans son fauteuil entre eux deux.

Il y a des piles de vieux journaux dans cette pièce.
Y revenir pour tous les lire
serait comme cette souffrance particulière –
la tragédie devient banale
dès lors qu’elle est énoncée – alors
personne ne lit.

Dialoguer ne sert plus à rien.
Les égouts suintent dans les rues la nuit
et les vers luisants y palpitent vertement.
Côté cour : un sofa
miteux de style colonial.
Côté jardin : la télévision qui clignote.

Les personnages vieillissent au cours de ces indications.
C’est le Midwest.
En amont de la route les mêmes vaches se tiennent
vache contre vache infiniment dans la ferme laitière. Aucun bruit.
Aucun mouvement en dehors des trayeuses en inox.

Les vaches sont estropiées à force de rester debout
et année après année pourtant
elles font malgré elles gicler leur lait et leur mercure
dans les machines aveugles et aspirantes. L’excès
forme des flaques autour d’elles, tourne
et ramollit leurs sabots inutiles.

Et regarde, la fine poussière de la Voie lactée
leur tombe sur le dos.

C’est le Midwest. La rivière
en amont de la route se gorge
de poissons-chats cyclopes et de saumons
auxquels il pousse des tumeurs dans l’obscurité
froide et chimique.
Le père et la fille se regardent.

La mère, malade, se demande
pourquoi ils se font tant de mal
depuis tout ce temps. Peut-être
même qu’à cela elle préfèrerait la mort.

Dialoguer ne sert plus à rien,
plus aucune raison, même,
de lever le rideau sur cette scène.

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« Les Braves gens ne courent pas les rues » de Flannery O’Connor

Ce livre américain est un recueil de dix nouvelles, qui se déroulent toutes aux États-Unis dans les années 1950. Le racisme, la pauvreté, la cruauté des hommes, la religion, tiennent une place centrale dans ces différentes histoires, et dressent ainsi le portrait d’une Amérique dure, fruste et égoïste.
J’ajoute que cette lecture s’est faite dans le cadre de mon cercle de lecture, en décembre 2023.

Cette chronique rentre aussi dans le défi de l’écrivain, poète, éditeur et blogueur Etienne Ruhaud, « un classique par mois« , où il s’agit de découvrir chaque mois un auteur classique que l’on n’a encore jamais lu. Voici le lien vers son blog Page Paysage.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Folio (initialement : Gallimard)
Première date de parution : 1953 (en Amérique), 1963 en France.
Traduit de l’anglais (américain) par Henri Morisset
Nombre de pages : 277

Note succincte sur l’écrivaine

Flannery O’Connor (1925-1964) est une romancière, nouvelliste et essayiste américaine. Autrice de deux romans, de trente-deux nouvelles et de nombreux textes courts. Son style, qualifié de Southern Gothic est intimement lié à sa région, le Sud des États-Unis, et à ses personnages grotesques. Les écrits d’O’Connor reflètent sa foi catholique et ses interrogations morales. Elle est morte à l’âge de trente-neuf ans.
(Source : Wikipedia)

Quatrième de Couverture

Dix nouvelles de la grande romancière américaine. Tout le monde prend vie en quelques secondes, et s’impose à nous : tueurs évadés du bagne, un général de cent quatre ans, une sourde-muette, une jeune docteur en philosophie à la jambe de bois, un Polonais que la haine des paysans américains accule à une mort affreuse, et, grouillant à l’arrière-plan, les petits fermiers, les nègres paresseux et finauds. Les braves gens ne courent pas les rues, telle est la morale assez pessimiste qui se dégage de ces récits. Flannery O’Connor possède, comme Dickens, le don de la caricature mais aussi un humour implacable, une fantaisie grinçante jusque dans le tragique et l’horreur.

Mon Avis

J’ai été assez saisie par la plupart de ces nouvelles, qui sont vraiment cruelles, et dont les personnages ne sont pas décrits à leur avantage : égoïstes, lâches, malfaisants, mesquins, calculateurs, idiots, animés par l’esprit de vengeance, etc. Heureusement, il y a une certaine dose d’humour dans ces portraits peu flatteurs et ce sont les nouvelles qui explorent le plus cette veine comique que j’ai justement préférées, même si cet humour débouche en fin de compte sur une grimace, dans la plupart des cas, et tout cela nous parait bien aigre et bien acide, une fois la nouvelle terminée.
Il faut noter la présence assez fréquente d’enfants, d’adolescents ou de personnages handicapés (une sourde-muette, une unijambiste, un centenaire amnésique et gâteux), mais l’écrivaine ne nous les présente pas comme beaucoup plus innocents, purs ou sympathiques que les autres, c’est le moins qu’on puisse dire ! Par contre, s’ils ne sont pas meilleurs que les autres, leur crédulité et une certaine dose de naïveté peuvent leur jouer de très mauvais tours et en faire des victimes toutes désignées, aux yeux de leur entourage.
La présence de certains personnages religieux ou proches de la religion (un prédicateur dans la 2e nouvelle, un prêtre catholique dans la dernière, un vendeur de bibles dans l’avant-dernière) est également intéressante : ils sont présentés de manière très ambiguë et peu flatteuse. Le curé est à la fois idiot et calculateur, le prédicateur a l’air d’un fanatique à moitié fou, le vendeur de bibles est un pervers nihiliste. On se dit que la religion n’est qu’un masque commode pour commettre des vilénies. J’étais étonnée, ensuite, de voir sur Wikipédia que Flannery O’Connor était une écrivaine chrétienne et même férue de théologie – la noirceur du monde qu’elle nous dépeint et son grand pessimisme me semblent pourtant très éloignés des notions de grâce ou de salut mais il est vrai que je n’y connais pas grand-chose ! Une vision de l’humanité qui est en tout cas marquée par l’omniprésence du mal et du péché et au bout de laquelle on cherche en vain l’espérance.
Les nouvelles que j’ai préférées sont justement celles où la religion est présente – car elles ont une puissance étonnante ! – comme La Personne déplacée ou Le Fleuve mais aussi celles dans la veine comique et grinçante comme Tardive rencontre avec l’ennemi ou Braves gens de la campagne.
Un très beau recueil de nouvelles ! L’exact contraire du feel-good ou des histoires gentillettes et faciles ! De la très grande littérature !

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Un Extrait page 125
(de la nouvelle « Le nègre factice« )

Ils continuèrent à marcher, traversèrent cinq carrefours, mais soudain le dôme de la gare disparut. Mr. Head tourna à gauche. Nelson serait resté planté une heure devant chaque vitrine, si la suivante n’avait été encore plus passionnante. Tout à coup, il s’écria : « Je suis né ici ! » Mr. Head se retourna et le regarda, horrifié. Le visage de l’enfant, quoique couvert de sueur, resplendissait : « C’est de là que je viens », dit-il.
Mr. Head était épouvanté. Il vit que le moment était venu de passer énergiquement à l’action. « Il faut que j’te montre quelque chose que t’as pas encore vu », dit-il, et il le guida vers le coin du trottoir où se trouvait une bouche d’égout. « Accroupis-toi, dit-il, et colle ta tête là-dedans », et il retint le garçon par sa veste, tandis qu’il se baissait et passait la tête dans la bouche d’égout. Il l’en sortit bien vite en entendant un gargouillement dans les profondeurs, sous le trottoir. Alors Mr. Head lui expliqua ce qu’était un réseau d’égouts : ils sillonnaient tout le sous-sol de la ville, ils étaient pleins de détritus, de rats ; si un homme y glissait, il était entraîné dans un dédale de tunnels noirs comme de la poix. A tout instant, n’importe quel habitant de la ville pouvait être aspiré par l’égout et disparaître à tout jamais.
(…)

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Un Extrait page 169
(de la nouvelle « tardive rencontre avec l’ennemi« )

Le général Sash avait cent quatre ans. Il vivait avec sa petite-fille, Sally Poker Sash, qui en avait soixante-deux ; tous les soirs, elle s’agenouillait et demandait au Ciel qu’Il prête vie au général jusqu’au jour où elle recevrait son diplôme de fin d’études à l’Université. Le général se moquait du diplôme comme de sa première chemise ; par contre, il était absolument certain de tenir jusqu’à la cérémonie. Au fil des ans, vivre était devenu une telle habitude que tout autre état lui semblait inconcevable. Une remise de diplôme n’offrait rien, à ses yeux, de particulièrement réjouissant, même si, comme le prétendait Sally, on devait l’inviter à prendre place en uniforme sur l’estrade officielle. Il y aurait, disait-elle, un grand défilé de professeurs et d’étudiantes en toge, mais le clou de la cérémonie ce serait LUI, en uniforme de général. Point n’était besoin de le lui dire : il en était suffisamment convaincu ; quant à ce fichu défilé, il pouvait bien descendre aux enfers et en remonter, ça ne lui faisait ni chaud ni froid. Ce qu’il aimait, c’était des cortèges avec des chars remplis de Miss America, de Miss Daytona plage, de reines des produits de coton. 

Le Bilan du « Printemps des artistes » de 2024

Bonjour ! Voici un petit bilan pour le Printemps des Artistes !
Merci aux participants et participantes qui nous ont offert de superbes chroniques et plein d’idées de lecture, de visionnages ou de visites d’expos !
Un merci tout particulier à Miriam qui a concocté pas moins de dix articles pour ce défi !
J’étais très contente de pouvoir l’organiser une nouvelle fois et vous donne rendez-vous l’année prochaine pour une autre édition.

N’hésitez pas à me contacter si j’ai oublié un de vos articles dans ce bilan.

Articles de Prince Ecran Noir
sur son blog « Le Tour d’Ecran »

Boléro d’Anne Fontaine, chronique du film (français, de 2024) sur la vie et la musique de Maurice Ravel.

« Maestro » , chronique du film de Bradley Cooper (Netflix, 2024) sur la vie et la musique de Léonard Bernstein, compositeur américain du 20e siècle.

« Ennemis intimes » de Werner Herzog – Film documentaire de 1999 sur les liens particuliers entre deux « monstres sacrés » de l’histoire du cinéma : le réalisateur Werner Herzog et son acteur fétiche Klaus Kinski.

« Paterson » de Jim Jarmusch – Film américain de 2016 où il est question de poésie, dans la ville de Paterson qui fut célébrée par William Carlos Williams.

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Articles de Nathalie
sur son blog « Madame lit »

« Cours vers le danger » de Sarah Polley Livre autobiographique retraçant les souvenirs de l’actrice, réalisatrice, scénariste et productrice de cinéma canadienne Sarah Polley.

Des Poèmes de Nicole Brossard – Choix de textes d’une poétesse québécoise très réputée.

« La Montagne secrète » de Gabrielle Roy : Roman de la grande écrivaine québécoise (1909-1983) où il est question du peintre René Richard (1895-1982) et de la nature canadienne.

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Articles de Fabienne
sur son blog « Livr’Escapade »

« Léonie B. » de Sébastien Spitzer : roman inspiré de la vie de Léonie D’Aunet, première femme ayant participé à une expédition dans l’Arctique et ayant vécu durant plusieurs années une liaison avec Victor Hugo.

A la ligne de Joseph Ponthus : autobiographie d’un écrivain ayant travaillé à la chaîne en usine. Livre qui parle davantage du monde du travail agroalimentaire que de l’art.

Les Oracles de Margaret Kennedy : Roman anglais de 1955 qui se déroule dans le milieu de l’art contemporain et qui en propose une satire grinçante et réjouissante.

« Manifesto » de Léonor de Récondo : Roman français contemporain (2019) où l’écrivaine évoque son père, le peintre et sculpteur Félix de Récondo (1932-2015) et sa rencontre dans les années 50 avec Ernest Hemingway.

« La Fileuse de verre » de Tracy Chevalier : Roman historique ayant pour cadre la ville de Venise et s’intéressant particulièrement aux maîtres verriers de Murano, avec une héroïne qui cherche à s’émanciper.

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Articles de Sacha
sur son blog « Des romans mais pas seulement »

« Ce que Frida m’a donné » de Rosa Maria Unda Souki Journal de bord d’une artiste contemporaine vénézuélienne vivant à Paris et inspirée par Frida Kahlo.

« Ballade pour Georg Henig » de Viktor Paskov – Roman bulgare dont le héros est luthier : « un hymne à l’art, à la musique, à la vocation artistique ».

Le Théâtre des Merveilles de Lluis Llach – Roman espagnol (catalan) sur un jeune baryton, appelé à connaître un grand succès. Dans le contexte de la dictature franquiste.

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Articles de Patrice et Eva
sur leur blog « Et si on bouquinait »

E.W. Heine : Qui a assassiné Mozart ? Et autres énigmes musicales. Sous forme d’enquêtes romanesques et distrayantes, les biographies de cinq grands musiciens : Mozart, Haydn, Paganini, Berlioz et Tchaïkovski.

Être ici est une splendeur de Marie Darrieussecq : Chronique d’Eva sur la biographie de la femme peintre allemande Paula Modersohn-Becker (1876-1907) qui fut une artiste expressionniste, une amie de Rainer Maria Rilke et une novatrice dans le domaine du nu féminin.

« Une Femme à contre-jour » de Gaëlle Josse. Livre de littérature retraçant la vie et la personnalité énigmatique de la photographe américaine d’origine française Vivian Meier (1926-2009).

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Articles de Miriam
sur son blog « Carnets de voyage et notes de lecture »

L’Exposition Jean Hélion au Musée d’Art Moderne de Paris – Rétrospective de ce peintre du 20è siècle, abstrait, cubiste puis figuratif

L’Exposition Chana Orloff au Musée Zadkine à Paris – Rétrospective de la sculptrice (1888-1968) française d’origine ukrainienne.

Marseille : Mucem et une découverte, René Perrot – Exposition du peintre français René Perrot (1912-1979) dans ce Musée marseillais, le Mucem

Marseille : Musée regards de Provence – Exposition Poésie et lumière du peintre Jean-Pierre Blanche (1927-2022)

Exposition Nathanaëlle Herbelin : Une jeune artistes à Orsay chez les Nabis

Exposition Théodore Rousseau – La Voix de la forêt – Petit Palais – Le chef de file de l’Ecole de Barbizon, paysagistes du 19è siècle

Revoir Van Eyck – Exposition du Louvre sur un chef d’œuvre de Van Eyck.

Brancusi à Beaubourg – Exposition sur le célèbre sculpteur du 20è siècle Constantin Brancusi (1876-1957)

Dans les règles de l’art de Makis Malafekas – Thriller (livre) qui se passe dans le milieu de l’art contemporain, en Grèce.

Biographie de Madame Zola, par Evelyne Bloch Dano aux éditions Grasset. 

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Mes articles

Quand tu écouteras cette chanson de Lola Lafon – Essai/Récit sur Anne Franck

Le Dernier rêve d’Emily Dickinson de Stamatis Polenakis – Texte poétique sur Emily Dickinson, par un auteur grec contemporain

Charlotte Salomon d’Anne-Marie Cellier Pièce de théâtre poétique sur la peintre allemande d’origine juive, Charlotte Salomon (1917-1943)

Cinéma : Anselm de Wim Wenders, documentaire de 2023 sur le peintre allemand contemporain Anselm Kiefer

Cinéma : Showing Up de Kelly Reichardt, film de 2023 sur le quotidien d’une sculptrice contemporaine préparant une exposition.

Des Poèmes de Mutsuo Takahashi sur la Renaissance italienne – Poèmes contemporains japonais sur les peintres du Quattrocento Masaccio et Botticelli.

Un Poème d’Ernest Pépin sur Cesària Evora – Hommage poétique à la fameuse chanteuse du Cap-Vert

Le Paradis est une lecture continue : Essai littéraire de Virginia Woolf, réflexions sur quatre écrivains américains : Thoreau, Whitman, Poe et Melville.

L’Exposition Nicolas de Staël au musée d’art moderne (hiver 2023-24)

Des Poèmes de Philippe Soupault sur des peintres et des écrivains de son temps : les « épitaphes » (1919) de Marie Laurencin, de Francis Picabia et de Tristan Tzara.

Des Poèmes de William Carlos Williams sur deux tableaux de Brueghel : « La Danse » et « Les Chasseurs dans la neige ».

« De nos jours » Film coréen de 2023 de Hong Sang-Soo – où il est question de poésie et d’art dramatique (parmi les personnages : une actrice et un vieux poète).

« Âme brisée » d’Akira Mizubayashi : Roman français contemporain qui parle de musique et de lutherie, dans un cadre historique dramatique.

Un Poème de Laura Kasischke sur le tableau « Le Massacre des Innocents » de Brueghel l’Ancien.

Lettres à son frère Théo de Vincent Van Gogh (1853-1890) – Correspondance de Van Gogh, de l’âge de 19 ans à sa mort.

« Le Portrait » de Nicolas Gogol, nouvelle de l’écrivain romantique russe où il est question d’un tableau maléfique passant aux mains de plusieurs peintres. Réflexion sur l’art et sur la création.

L’Exposition S.H. Raza au Centre Pompidou : Rétrospective du peintre indien (1922-2016) , ayant longtemps vécu en France (de 1950 à 2011).

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« Anselm » de Wim Wenders

Affiche du film

J’avais déjà eu l’occasion de parler du fameux peintre contemporain allemand Anselm Kiefer (né en 1945) lors d’une exposition de lui, vue à Paris au Grand Palais Ephémère, il y a deux ou trois ans (décembre 2021).
Aussi, j’étais contente d’apprendre, en octobre dernier, que Wim Wenders venait de sortir un documentaire sur cet artiste d’exception et il n’était pas question, pour moi, de manquer un tel événement !
Cette chronique sera donc la toute dernière du Printemps des Artistes 2024.

Vous pouvez retrouver en suivant ce lien le précédent billet que j’avais consacré à l’exposition d’Anselm Kiefer au Grand Palais Ephémère.

J’ajoute qu’il existe une version en 3D de ce film mais pour ma part je l’ai vu en 2D.

Note technique sur le film

Nationalité : Allemande
Genre : Documentaire
Date de sortie en salles : octobre 2023
Durée : 1h34

Résumé d’après Allociné

Une expérience cinématographique unique qui éclaire l’œuvre d’un artiste et révèle son parcours de vie, ses inspirations, son processus créatif, et sa fascination pour le mythe et l’histoire. Le passé et le présent s’entrelacent pour brouiller la frontière entre film et peinture, permettant de s’immerger complétement dans le monde de l’un des plus grands artistes contemporains, Anselm Kiefer.

Mon Avis

Il y a sans doute, dans ce film, l’idée déjà ancienne et le désir très germaniques de créer une « Œuvre d’art total » : à travers les images extrêmement esthétiques de Wim Wenders, nous avons accès aux tableaux monumentaux et aux sculptures spectaculaires d’Anselm Kiefer, avec une forte présence musicale, chantée ou non, souvent accompagnée de poésie allemande – par exemple des images d’archive d’Ingeborg Bachmann récitant l’un de ses textes ou l’enregistrement vocal saisissant et bouleversant de Paul Celan (« le lait noir de l’aube », Fugue de mort). Ainsi, tous les arts sont fortement entrelacés et associés les uns aux autres, dans ce film.
Dans un grand nombre de documentaires ordinaires, on assiste en général aux interviews successives et répétées de plusieurs intervenants sur tel ou tel sujet, mais ici le spectateur a une impression beaucoup plus dynamique et les moments où Anselm Kiefer s’exprime face à la caméra sont finalement assez peu nombreux et plutôt courts. Il arrive, en revanche, que Wim Wenders nous propose des images de vieux téléviseurs des années 70-80 ou 90, à l’intérieur desquels un extrait d’interview de Kiefer jeune nous est diffusé. Et le cinéaste semble apprécier ces emboîtements de cadres à l’écran, formant des rectangles imbriqués (fenêtres, cadres, téléviseurs, tableaux, portes, etc.)
Wim Wenders semble apprécier, également, de tenter de reproduire ou, au moins, d’évoquer les tableaux de Kiefer par une reconstitution grandeur nature d’un paysage similaire : ainsi, les vastes terrains enneigés, ou les champs de tournesols, ou encore les hautes et denses forêts aux troncs interminables, etc. On peut d’ailleurs remarquer que les tableaux de Kiefer sont d’une taille assez équivalente à celle d’un écran de cinéma – je n’ai pas les mesures exactement en tête mais, en tout cas, l’effet est assez proche, quand on leur fait face.
Ce qui m’a plu particulièrement c’est la visite et les longues déambulations dans l’atelier de Kiefer – un atelier aussi énorme qu’une usine, dans laquelle la création des œuvres mobilise tout une équipe d’ouvriers et des tas de machines de chantier, de fonderie, de chalumeaux, d’engins élévateurs, et autres – l’artiste semble là-dedans comme un véritable conducteur de travaux et chef d’entreprise, c’est assez surprenant.
Ce qui m’a un peu moins plu c’est les séquences avec l’enfant – censé représenter Anselm Kiefer quand il était petit – et qui s’accompagne de toute une mise en scène poétisante (si j’ose dire), qui ne m’a pas paru convaincante. L’idée était peut-être de nous montrer que le célèbre artiste allemand reste un grand enfant au fond de son cœur mais on n’y croit pas trop…
Un film qui, dans l’ensemble, m’a beaucoup plu, par sa qualité artistique, sa beauté, son atmosphère onirique et captivante.

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