Deux poèmes d’Anna Akhmatova

Dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est de Patrice, Eva et Goran, je vous propose aujourd’hui un peu de poésie russe du 20è siècle, avec ma poète préférée : Anna Akhmatova.

Une occasion aussi de parler de poétesses et d’écrivaines en ce mois de mars qui met chaque année les femmes à l’honneur.

Les Editions Interférences ont fait paraître en 2015 ce beau livre d’Anna Akhmatova (1889-1966) en version bilingue : Elégies du Nord, suivi du recueil Les secrets du métier qui aborde le thème de l’écriture poétique et des mystères de l’inspiration.
La plupart des poèmes de ce dernier recueil ont été écrits dans les années 59-60 et publiés un an avant la mort de la grande poète russe.

Je vous en propose aujourd’hui deux extraits :

**

Page 41

Je n’ai que faire des odes, de leurs armées,
Ni du charme capricieux des élégies,
Pour moi tout, dans le vers, doit mal tomber,
Rien ne doit être comme il faut.

Si vous saviez de quels débris se nourrit
Et pousse la poésie, sans la moindre honte,
Comme les pissenlits jaunes, comme l’arroche
Ou la bardane au pied des palissades.

Un cri de colère, l’odeur du goudron frais,
Le mystère d’une tache de moisi sur un mur…
Et voilà qu’un vers tinte, malicieux et tendre,
Pour votre joie et mon tourment.*

*(variante : Pour votre joie et la mienne)

21 janvier 1940

**

Page 46

Le Lecteur

Il ne faut pas qu’il soit trop malheureux
Ni surtout trop réservé. Oh, non !
Pour être compris de ses contemporains,
Le poète est toujours ouvert à tous les vents.

Les projecteurs se bousculent à ses pieds,
Tout est blafard, et vide, et clair,
Les feux déshonorants de la rampe
Ont à jamais marqué son front.

Et chaque lecteur est un mystère,
Un trésor enfoui dans la terre,
Même le dernier et le plus improbable,
Celui qui s’est tu tout au long de sa vie,

Il y a là tout ce que la nature
Nous cache quand cela l’arrange.
Il y a là quelqu’un qui se désole et pleure
A une heure fixée d’avance.

Et que de ténèbres il y a là, que de nuit
Et d’ombre, que de fraîcheur,
Il y a là ces yeux inconnus
Qui me parlent jusqu’à l’aube.

Ils me reprochent quelque chose,
Parfois ils sont de mon avis…
Et s’écoule une confession muette,
L’ardente félicité d’une conversation.

Notre temps sur terre passe vite,
Etroit est le cercle qui nous est dévolu.
Mais lui il est immuable, éternel,
Du poète il est l’ami inconnu et secret.

11 juillet 1959

**

Ces poèmes ont été traduits du russe par Sophie Benech.

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22 Commentaires

  1. Merci pour ces beaux poèmes…

    Réponse
  2. lyssamara

     /  5 mars 2021

    sur un mur…
    Et voilà qu’un vers tinte, malicieux et tendre,
    Pour votre joie et la mienne

    J’adore cette Anna-ci, si russe, si vive, si raisonnable (au sens vrai).

    Merci, le message est transmis !

    🙂

    Réponse
  3. Voilà des mots qui tombent à pic. Merci

    Réponse
  4. Bon jour Marie-Anne,
    J’aime le premier texte et cela me rappelle par opposition le fameux texte de Ferré : « Poètes vos papiers » … 🙂
    Merci pour ce partage.
    Bonne journée.
    Max-Louis

    Réponse
    • Bonjour Max-Louis, j’avoue que je connais très mal Léo Ferré mais le titre « Poètes vos Papiers » sonne bien ! Je tâcherai donc de lire ce texte. Merci de ton commentaire ! Bonne journée 🙂

      Réponse
  5. Anna Akhmatova, une poétesse russe de grand talent tant ces deux poèmes sont beaux ! Merci Marie-Anne, Belle journée à toi 🙂

    Réponse
  6. Une poésie si intense!

    Réponse
  7. Lorsque l’on a beaucoup à dire, il serait dommage de s’abstenir juste pour des contraintes de mise en forme. Et d’ailleurs, même traduite sa poésie transpire en toute limpidité. Bisou.

    Réponse
  8. Patrice

     /  6 mars 2021

    J’apprécie particulièrement le poème de la p41. Magnifique !

    Réponse
  9. Merci pour ce moment de douceur et de beauté….

    Réponse
  10. La cavalier d'airain

     /  10 mai 2023

    Bonjour,

    Je signale chez l’éditeur « Le bord de l’eau » une petite étude de Sophie Benech, sobrement intitulée « Akhmatova ~ Benech » (98 pages) dans laquelle la traductrice compare et analyse six traductions de la sixième élégie : « Le souvenir doit parcourir trois étapes… » (selon la version de Jean-Louis Backès chez « Poésie/Gallimard, où cette élégie est par ailleurs présentée de façon étrangement erronée comme étant la quatrième).

    Point n’est besoin de lire couramment le russe pour comprendre, au vu des nuances les plus imperceptibles, combien le traducteur – et, après lui, le lecteur – fait renaître le texte qui, tout en restant complètement celui de l’auteur, devient, aussi, très insensiblement*, celui du traducteur, celui du lecteur…

    Texte russe en début de volume, après une préface intéressante de l’auteur.

    (*à condition que le traducteur ne cherche pas à s’imposer lui-même au détriment de l’auteur, comme c’est le cas avec un traducteur du russe actuellement très en vogue)

    Réponse
    • Bonjour merci pour votre commentaire ! Je pense que je vois de quel traducteur vous parlez. N’ayant pas la moindre notion de russe je suis incapable d’en juger. Bonne journée à vous !

      Réponse
  1. Bilan 2021 du mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran – Des livres et des films
  2. Mois de l’Europe de l’Est 2021 – le bilan ! – Et si on bouquinait un peu ?

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