« Le Dernier rêve d’Emily Dickinson » de Stamatis Polenakis

Couverture chez Quidam

J’ai lu ce livre un peu inclassable, entre prose poétique et récit biographique. Son auteur m’était inconnu mais il est vrai que je ne connais pas la littérature grecque actuelle. Je l’ai acheté à cause de son titre, faisant référence à la poétesse américaine la plus emblématique et la plus célèbre du 19ème siècle. 
Ici l’auteur fait parler Emily Dickinson à travers un monologue à la première personne. Il pourrait être vu également comme une longue lettre adressée à un ami ou bien, comme le titre le suggère, la voix intérieure de la poétesse, en surimpression de « son dernier rêve ». 

J’ai lu ce livre dans le cadre du Printemps des Artistes.

Note Pratique sur le livre

Éditeur : Quidam, collection Monade
Année de publication : (initiale, en grec) 2007 (en français) 2023 
Traduit du grec par Myrto Gondicas
Nombre de pages : 44

Note sur l’auteur 

Stamatis Polenakis est un poète, traducteur, auteur dramatique, né en 1970 à Athènes. Il est l’un des principaux poètes grecs de sa génération. 

Mon Avis

Ce livre est une sorte de rêverie autour de la vie, de l’œuvre et de la personnalité d’Emily Dickinson. L’auteur imagine la poétesse américaine sur son lit de mort, s’adressant à un interlocuteur qu’elle vouvoie, probablement Thomas Higginson, le critique littéraire qui l’a le plus soutenue dans sa vie, et avec qui elle entretenait une correspondance. Mais le livre reste flou sur l’identité de cet interlocuteur masculin à qui elle semble tenir tout particulièrement et il pourrait aussi bien être un des autres amis préférés d’Emily.
Le livre met bien l’accent sur le caractère introverti et renfermé de la poétesse mais aussi sur son côté sensible et passionné. Nous voyons aussi sa grande admiration pour Shakespeare. Les deuils de ses proches – notamment celui de son neveu alors qu’il est encore un enfant – la bouleversent de façon profonde. Nous voyons aussi qu’elle n’a pas été toujours comprise par les critiques littéraires de son temps, certains ayant rejeté sa poésie, mais elle était suffisamment forte pour ne pas se laisser décourager.
Bien qu’on puisse regretter son excessive brièveté (44 pages c’est vraiment trop court !), j’ai tout de même apprécié cette lecture. Certains passages sont très jolis, comme celui sur le temps (cf ci-dessous) 
Un joli livre, au style agréable, qui nous restitue une Emily Dickinson plausible ou, en tout cas, telle qu’on peut l’imaginer.

Un Extrait page 24

Elle est si grande, la fatigue que j’éprouve ! Avez-vous jamais connu pareil sentiment ? Il faut un effort énorme, ininterrompu, pour que le temps continue à bouger, pour que le monde continue à tourner sur lui-même. Il faut que quelqu’un fasse tourner perpétuellement les aiguilles de la montre, les pages des calendriers, arrose les fleurs dans les jardins ; le monde, mon cher Monsieur, est une montre arrêtée depuis des siècles et le temps, au contraire de ce qu’on croit communément, ne s’écoule pas sans violence. Il y faut un combat de tous les jours, il nous faut l’inventer continuellement, le tailler et le coudre sans cesse à nos mesures comme un costume que l’on nous a obligés à porter, le pousser vers l’avant de toutes nos forces.
(…)

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Logo du Défi, créé par Goran

Le Seuil du jardin d’André Hardellet

Couverture chez Gallimard

Cela faisait longtemps que j’entendais parler de ce roman des années 1950, réputé pour son univers poétique, insolite, fantastique, et il était grand temps que je passe enfin le Seuil de ce jardin, qui m’a réservé bien des surprises.

Note Pratique sur le livre

Editeur : L’imaginaire Gallimard
Première date de publication : 1958
Nombre de pages : 157

Biographie de l’écrivain

Né à Vincennes le 13 février 1911, André Hardellet nait dans une famille de bijoutiers et mène une scolarité brillante dans la région parisienne et à Paris même. Il abandonne ses études de médecine pour entrer dans l’entreprise familiale. Sa rencontre avec l’écrivain Pierre Mac Orlan en 1947 est décisive et lui permet de publier ses premiers textes dans la revue La bouteille à la mer (1950). Il alterne dès lors la publication de poésies et de romans. En 1958, Le Seuil du jardin est salué par André Breton puis, en 1966, Les chasseurs lui vaut l’hommage de Julien Gracq. La parution sous pseudonyme, en 1969, de Lourdes, lentes le conduit devant les tribunaux pour « outrage aux bonnes moeurs « .
Auteur de nombreuses chansons, André Hardellet est connu du grand public pour le fameux Bal chez Temporel, qui sera chanté par Patachou et par Guy Béart.
Il est mort en juillet 1974.

Résumé du début de l’histoire

Stève Masson est un artiste-peintre d’une trentaine d’années, au caractère indépendant et non-conformiste. Il vit dans la proche banlieue parisienne, à Montrouge, dans une pension de famille tenue par la serviable et sympathique Madame Temporel. Ce pavillon de banlieue compte quatre autres pensionnaires : le père Leberthet, un vieil amateur et collectionneur de soldats de plomb, Mme Broute, une retraitée un peu sourde, partageant ses journées entre travaux de couture et de pâtisserie, Robert Lamarque, un passionné de belote travaillant à l’usine, et Melle Hélène Jeanteur, une mystérieuse jeune femme qui pourrait être très jolie si elle savait se mettre en valeur mais qui préfère les tenues austères et les habitudes discrètes.
Un jour, un nouveau pensionnaire, Monsieur Swaine, un ancien professeur, fait son entrée chez Madame Temporel et suscite bientôt, par sa froideur et son caractère taciturne, l’antipathie des autres habitants de l’endroit. Par ailleurs, il provient sans cesse de son appartement un bruit de moteur gênant et inexplicable, même la nuit, ce qui donne à chacun une curiosité et un agacement persistants.
Mais Stève Masson ressent plutôt de la sympathie pour Swaine et, un jour, il l’invite chez lui pour faire plus ample connaissance.
(…)

Mon Avis

C’est un livre qui mélange des atmosphères assez variées : le fantastique est bien présent, à côté de certains éléments proches du polar et, à la fin, de réflexions sur la politique et le fonctionnement de la société, dans un dialogue qui pourrait évoquer certaines scènes du théâtre d’Anouilh, voire de Giraudoux.
Hardellet cultive donc ici un genre hybride et plein d’étrangeté, et on comprend tout à fait qu’André Breton ait pu être séduit et charmé par un tel roman, dont l’imaginaire semble parfois hérité du Surréalisme. La violence est également présente, dans une scène qui surprend et qui impressionne, par un pouvoir d’évocation qui n’a rien perdu de sa force, même soixante ou soixante-dix ans après sa rédaction.
La figure féminine qui hante ce livre du début à la fin est un personnage également étonnant, mystérieuse et sensuelle : une libertine insaisissable et qui peut prendre différentes formes selon les endroits où le héros la rencontre, comme une apparition sujette aux fréquentes métamorphoses. Il n’est d’ailleurs pas anodin de la voir de nouveau apparaître dans le plus beau rêve de Stève Masson car cette femme est à la fois réelle, fantasmée et imaginaire et son domaine d’influence paraît s’étendre un peu partout en même temps.
J’ai trouvé intéressants les rapports que l’auteur tisse entre le monde du rêve et celui de l’art pictural : pour Stève Masson, un tableau réussi est nécessairement inspiré par un rêve, la beauté est forcément onirique – et là encore on retrouve un idéal esthétique apparenté au Surréalisme.
On peut voir ce « Seuil du jardin » comme un symbole du paradis perdu, dont seuls les rêves et les plus belles œuvres d’art peuvent ressusciter une image, et encore, nous savons que nous devrons rester sur le seuil, une force nous retient de pénétrer à l’intérieur – peut-être parce que nous ne pourrions pas supporter un si grand bonheur.
Un très très beau roman, que je suis heureuse d’avoir enfin lu, et qui a éveillé ma curiosité pour les autres œuvres de cet écrivain.

Un Extrait page 33

Il travaillait alors à une toile (elle figure aujourd’hui dans la collection Beuckler, de New York) intitulée Le Seuil du jardin. Son sujet lui avait été fourni par un rêve dont l’insistance à se reproduire lui semblait un avertissement. D’une nuit à l’autre, le décor variait légèrement, mais la même impression de joie incommunicable s’en dégageait. Masson approchait d’un jardin à l’abandon, désert, touché par la lumière d’été. Sa porte vermoulue était ouverte, mais il n’éprouvait pas l’envie d’y pénétrer ; il lui suffisait de savoir que ce jardin existait et de le contempler jusqu’à ses limites perdues dans les broussailles, entre des bassins et des kiosques en ruine. Un sentiment bizarre retenait Masson sur le seuil : le soupçon qu’il valait mieux remettre à plus tard l’exploration de l’enclos, le pressentiment d’une obscure défense d’entrer. Il longeait le mur, regardait par les brèches, dans l’attente d’un événement qui ne survenait pas, mais une attente sans impatience et sûre d’être satisfaite. Puis, à un moment donné, il se trouvait à l’intérieur du jardin, bien qu’il n’ait jamais eu conscience du passage. Une paix surnaturelle l’entourait, un bonheur sans équivalent dans la veille. (…)

Trois Poèmes d’Hugo von Hofmannsthal

Je possède ce livre depuis de très nombreuses années, lu autour de 20-25 ans et dormant dans ma bibliothèque depuis tout ce temps. J’ai donc décidé de le relire ces jours-ci pour le défi des Feuilles allemandes organisé par Patrice et Eva du blog « Et si on bouquinait un peu » et par Fabienne, animatrice de « Livrescapades« .

Note biographique sur le poète

Hugo von Hofmannsthal (né en 1874 à Vienne et mort en 1929 à Rodaun) est un écrivain, dramaturge, essayiste, poète et librettiste autrichien. Il est considéré comme l’un des principaux représentants du « Modernisme viennois ». Issu d’une noble famille, en partie juive du côté paternel, il écrit ses premiers poèmes à seize ans. Il fait des études de droit et de langues romanes. Il est influencé par les écrits de Freud et par ceux de Nietzsche. Il publie en 1902 La Lettre de Lord Chandos, qui préfigure les romans existentialistes futurs. Il rencontre en 1906 le compositeur Richard Strauss, avec qui il va collaborer sur plusieurs livrets d’opéra : Le Chevalier à la rose en 1911, Ariane à Naxos (1912), La Femme sans ombre (1919), Hélène d’Egypte (1927) et Arabella en 1929.
Avec l’aide de Max Reinhardt, Hofmannsthal crée le désormais célèbre festival de Salzbourg, en 1920.
Hugo von Hofmannsthal meurt d’une crise cardiaque durant l’enterrement de son fils cadet, Franz, qui s’était suicidé deux jours plus tôt.
(Source : Wikipédia, résumé par mes soins)

Note Pratique sur le livre

Titre : Avant le jour
Éditeur : Orphée La Différence
Première date de publication en allemand : 1924
Date de publication de cette traduction : 1990
Traduction par Jean-Yves Masson
Nombre de pages : 189

Quatrième de Couverture

Hugo von Hofmannsthal (1874-1929). Sa poésie est encore en France la part la plus méconnue d’une œuvre aussi diverse que brillante, alors qu’elle offre (ce qui reste rare) un contre-chant parallèle aux drames lyriques comme aux livres d’interrogation. Hofmannsthal sait capter les derniers feux de Vienne, pressentir les secrets du rêve, et dresser un autre théâtre, plus ambigu, dont il orchestre merveilleusement les reflets et les échos. Poète majeur, il relie le romantisme à l’introspection, et fonde la modernité sur l’apport inépuisable de la tradition. Choix, traductions et présentation par Jean-Yves Masson.

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Pages 33-35

Tercets

I

Sur la fugacité des choses

Je sens encore leur souffle sur mes joues :
Comment cela se peut-il, que ces jours proches
Se soient enfuis, et pour toujours enfuis, passés à jamais ?

C’est là chose que nul ne conçoit tout à fait
Bien trop affreuse pour que l’on songe seulement à déplorer
Que tout s’écoule et se précipite au néant

Et que mon propre Moi, sans trouver nul obstacle,
Ait glissé jusqu’à moi depuis le corps d’un jeune enfant
Et me soit comme un chien inquiétant, étranger et muet.

Et puis : que j’aie vécu il y a cent ans aussi,
Et que mes ancêtres, qui sont dans leur linceul,
Me soient autant liés que mes propres cheveux

Et avec moi soient un, autant que mes propres cheveux

Il

Ô ces heures ! où sur la clarté bleue de la mer,
Nous fixons nos regards et comprenons la mort,
D’un cœur si léger et solennel, et sans effroi :

Comme de petites filles, qui paraissent très pâles,
Avec de grands yeux, et qui toujours ont froid,
Regardent par un soir devant elles en silence

Et savent qu’à présent la vie coule doucement
De leurs membres ivres de sommeil, jusque
Dans l’herbe et les arbres, – et, pudiques, sourient faiblement

Comme une sainte qui verse son sang.

III

Nous sommes de la même étoffe que les songes,
Et les songes ouvrent leurs yeux, pareils
À de petits enfants sous des cerisiers

De la cime desquels la course d’or pâle
De la pleine lune s’élève à travers la vaste nuit
…. Ce n’est pas autrement que surgissent nos songes.

Les voici, ils sont vivants comme un enfant qui rit,
Aussi grands, qu’ils montent ou descendent dans l’air,
Que la pleine lune qui s’éveille à la cime des arbres.

Le plus intime de nous-même est livré au va-et-vient
De leurs mains de spectres qui tissent dans l’espace encombré.
Ils sont en nous, et ils ont vie à tout jamais.

Et trois font un : un homme, une chose, un songe.

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Trois Poèmes de Marlène Tissot

Couverture au Citron Gare

Le recueil « Sous les fleurs de la tapisserie » était paru en 2013 aux éditions du Citron Gare, dirigées par Patrice Maltaverne. 
J’ai acheté ce livre très récemment et j’en ai apprécié le ton franc, l’atmosphère urbaine, une forte sensibilité, et une grande place accordée aux thèmes du rêve et du sommeil. La poète semble vouloir regarder ce qui se cache derrière les apparences (sous les fleurs de la tapisserie) et c’est tantôt la vérité nue qui apparaît tantôt des aperçus plus fantaisistes ou oniriques qui laissent l’imagination du lecteur à ses propres vagabondages. 
Le recueil est rythmé par les images en noir et blanc de Somotho. Il a reçu le Prix CoPo 2015.
Un livre que j’ai beaucoup aimé et un univers poétique qui m’a paru accessible et familier, en prise directe avec notre monde quotidien et contemporain. 

Note biographique sur la poète

Née en 1971, Marlène Tissot a publié quatre recueils de poésie, ainsi qu’un premier roman remarqué, Mailles à l’envers, sur l’enfance et l’adolescence blessées, en 2012. Son écriture est à la fois tendre, clinique, écorchée et irradiante. Dans cette nouvelle publication, l’auteur reste fidèle à sa verve poétique. Il ne faut pas se fier aux apparences. Les mots exhibent leurs cicatrices et les bombes explosent « sous les fleurs de la tapisserie ».
Marlène Tissot, c’est Bukowski au féminin : la même rage, la sensualité en plus.
(Source : éditeur, quatrième de couverture)

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Page 20

Les jours

Les jours se suivent
à distance respectable
en s’épiant
mine de rien
comme s’ils craignaient
que le prochain
les morde
ou qu’il leur fasse
de l’ombre
Le pire serait sans doute
qu’ils se mettent
à tous porter
le même costume
à marcher au pas
à baisser les bras
il faudrait parfois un hier
qui lambine
un demain qui se
pointe sans prévenir
et un aujourd’hui
qui ne se soucie
ni du précédent
ni du suivant

*

Page 50

Aucune crêpe ne sera servie entre
Minuit et quatre heures du matin
*

La fissure dans le mur
me regarde et se fend d’un sourire
il est deux heures trente du matin
j’ai échoué, je ne sais comment
au sous-sol de mes rêves
il y fait sombre et
des racines pendent du plafond
comme si mes songes se prenaient
pour des pissenlits
narguant mon appétit
mais moi c’est de crêpes dont j’ai envie

*[Richard Brautigan in Tokyo-Montana Express]

*

Page 70

Home cinéma

Le soir la rue se transforme
en cinéma à ciel ouvert
je pioche aux fenêtres des gens
les scènes étranges
d’une infinité de
films muets

**

Un Raisin au Soleil de Lorraine Hansberry

Couverture chez L’Arche

En me promenant dans ma librairie habituelle, avec l’envie de lire du théâtre, je suis tombée sur cette pièce inconnue de moi, d’une écrivaine afro-américaine engagée, Lorraine Hansberry, morte à seulement trente-quatre ans, dans les années 60.
J’ai lu ce livre dans le cadre d’un Mois thématique sur l’Amérique.

Note pratique sur le livre

Genre : Théâtre
Editeur : L’Arche
Date de première création de la pièce en anglais : 1959
Date de première création en français : 1960
Traduction par Samuel Légitimus et Sarah Vermande
Nombre de Pages : 141

Quatrième de Couverture

Grand classique du répertoire noir américain, Un raisin au soleil est une œuvre iconique, multiprimée au théâtre et au cinéma. Ce drame raconte la vie d’une famille du quartier noir de Chicago dans les années 1950, qui rêve d’ailleurs dans son logement usé par le temps. Un chèque d’assurance-vie de 10 000 dollars vient bouleverser leurs projets. Mama décide d’acheter une maison pour sortir la famille de sa condition. C’était sans compter sur le désespoir de Walter Lee, son fils, prêt à tout pour changer d’existence, et la pression exercée par l’association de voisinage du quartier blanc de la ville. Comment tenir tête à un monde hostile en préservant ses rêves ? Un texte essentiel pour comprendre la violence des discriminations raciales et les formes de résistance possibles.

Note biographique sur la dramaturge

Née en 1930 à Chicago et décédée en 1965 à New-York, autrice de théâtre et essayiste, anti-impérialiste et militante pour les droits civiques, Lorraine Hansberry est la première femme noire dont la pièce est montée à Broadway. Elle écrit à 29 ans Un Raisin au soleil, en écho à son histoire familiale, pour dénoncer la pratique discriminatoire du « redlining » : en 1940, son père avait gagné devant la Cour suprême le droit d’acheter une maison dans un quartier blanc de Chicago. Dès sa publication en 1959, la pièce rencontre un immense succès. A son décès, à 34 ans, Lorraine Hansberry laisse plusieurs textes inachevés, dont « Les Blancs« , une réaction aux « Nègres » de Jean Genet.

Mon humble Avis

Cette pièce a été écrite en 1959, à une époque où la ségrégation des Noirs par les Blancs et les combats pour les droits civiques revendiqués par les afro-américains étaient particulièrement forts et virulents, avec les figures de proue de Martin Luther King ou Malcolm X. Mais, malgré cette situation historique bien particulière, on peut remarquer que les thèmes abordés par ce livre sont toujours actuels et sans doute encore pour longtemps : la lutte pour la liberté et l’égalité, le désir de mener une existence épanouissante et conforme à ses aspirations, envers et contre tout.
Chaque personnage de cette famille noire de Chicago essaye de lutter à sa manière, avec ses forces et ses qualités personnelles, contre les discriminations et contre la condition misérable et servile qui était alors réservée à cette communauté. Tandis que le fils aîné, Walter Lee, se désespère de n’occuper qu’un emploi de chauffeur et rêve de faire fortune par des investissements un peu hasardeux et risqués, sa jeune soeur de vingt ans, Beneatha, est une étudiante en médecine qui rêve de renouer avec ses origines africaines et de devenir docteur au Nigéria.
On se rend compte en lisant ce livre que les problèmes financiers et la pauvreté contribuent évidemment à maintenir cette famille noire en situation d’oppression et de soumission, en lui bloquant l’accès vers une vie meilleure, en la privant de nombreuses issues. Mais le personnage de Mama, qui est le chef de famille et qui montre toujours de la sagesse et de la grandeur d’âme, se plaint que ses enfants sont trop obnubilés par l’argent et ne pensent pas assez à Dieu, aux vertus familiales, à la charité. Et chaque génération semble avoir des valeurs et des soucis tout à fait différents de ses aînés ou de ses puinés, même s’ils se rejoignent tous et toutes sur le désir de garder la tête haute et de ne pas courber l’échine devant quiconque, quels que soient les dangers ou les menaces.
Une très belle pièce, pleine de vie, de rebondissements et d’émotion, qui fait aussi réfléchir aux différentes formes d’oppression et aux possibles manières de les combattre.

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Un Extrait Page 92

Mrs Johnson. Oh, mon ange, je peux pas m’attarder – je suis juste passée voir si vous n’aviez pas besoin d’un coup de main. (Elle accepte pourtant la nourriture) J’imagine que vous êtes au courant, le journal de la communauté parle que de ça cette semaine.
Mama. Non, on l’a pas encore reçu.
Mrs Johnson, qui lève la tête de son assiette, les yeux écarquillés, l’air catastrophé. Attendez, vous avez pas entendu parler de l’attentat à la bombe, la famille noire qu’ils ont fait partir de force, obligés de quitter leur nouveau quartier ?
Ruth se redresse, inquiète ; elle prend le journal et se met à le lire. Mrs Johnson l’abreuve de commentaires.
Mrs Johnson. Si c’est pas une honte la manière dont ces Blancs se comportent, ici, à Chicago. Mais c’est qu’on se croirait en plein Mississipi (avec un sens consommé du mélodrame). Pour sûr, je trouve ça merveilleux comme y a toujours des frères pour vouloir jouer les pionniers. J’en connais des Noirs par ici qui disent qui z’iraient jamais là où qu’on veut pas d’eux – mais pas moi, oh non ! (C’est un mensonge.) Wilhemenia Othella Johnson, elle va où ça lui chante, quand ça lui chante ! (Elle souligne ses propos d’un mouvement de tête.) Oh oui ! Si on laissait faire ces petits Blancs, y aurait plus rien pour les pauvres Nègres… (Elle s’interrompt, la main sur la bouche.) Oh, j’oublie toujours que vous défendez qu’on emploie ce mot chez vous.
Mama, qui la regarde calmement. C’est vrai, je le défends.

L’Horizon de Patrick Modiano

Couverture chez Folio

Vous aurez peut-être remarqué que j’aime bien Modiano, ayant déjà chroniqué cinq ou six de ses romans, et c’est toujours un plaisir particulier de retrouver l’atmosphère de ses livres, d’explorer avec lui divers quartiers de Paris, de partir sur les traces en partie effacées d’un personnage, d’un souvenir, d’une affaire plus ou moins louche. Et on retrouve en effet tous ces éléments dans « L’horizon », qui nous promène, entre autres, du Parc Montsouris aux Jardins de l’Observatoire puis du quartier de Bercy à l’Allemagne et qui propose quelques va-et-vient des années 60 à notre époque contemporaine.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Folio (initialement, Gallimard)
Année de publication : 2010
Nombre de Pages : 167

Résumé succinct de l’histoire

Le héros, Jean Bosmans, est un libraire parisien et il s’essaye à l’écriture. Sa librairie dépend des Editions du Sablier, spécialisée dans les sciences occultes et l’ésotérisme. Il a une relation avec une jeune secrétaire et occasionnellement gouvernante, Margaret Le Coz, qui travaille dans un bureau avec une bande de collègues inquiétants. Nos deux héros sont pourchassés depuis plusieurs années par des importuns malveillants : Margaret par un homme dénommé Boyaval et Jean Bosmans par sa mère, une femme agressive aux cheveux rouges, accompagnée par un homme qui a l’air d’un prêtre défroqué. Le jeune couple croise parfois par hasard ces ennemis potentiels ou réels, mais il arrive toujours à leur échapper et il déménage dans un autre quartier.

Mon Avis

Le livre instaure un climat d’étrangeté et surtout de menace, qui pourrait évoquer très vaguement une ambiance de roman policier, sauf qu’aucun crime ne se produit. Le jeune couple de héros ne cesse de fuir des personnages prétendument menaçants, voire dangereux, mais on se demande jusqu’à quel point ces dangers existent et si notre jeune couple ne fait pas une montagne de choses pas très graves, comme s’ils étaient tous deux un peu obsessionnels ou parano. Le fait que Jean Bosmans ait tellement peur de sa mère aux cheveux rouges et d’un prêtre défroqué, qui veulent le faire chanter et lui demandent de l’argent, a aussi quelque chose de névrotique ou, en tout cas, de bizarre, qui aurait intéressé Freud, même si l’auteur ne souligne à aucun moment ces incongruités et qu’il raconte tout cela très naturellement.
J’ai été intrigué par le nom du héros, Jean Bosmans, qui est aussi le nom du héros de « Chevreuse« , un autre roman de Modiano, postérieur à celui-ci puisqu’il date de 2021, mais dont aucun autre personnage ou évocation géographique ne correspond à ceux de « L’horizon« , comme si ce Jean Bosmans avait une mémoire pleine de compartiments qui ne communiquent pas entre eux.
J’ai aimé la manière elliptique dont sont décrits les personnages, à partir de deux ou trois mots Modiano brosse un portrait complet ou il dessine une silhouette reconnaissable. Il laisse aussi travailler l’imagination du lecteur et compléter les lacunes de l’intrigue, car beaucoup de choses sont passées sous silence ou seulement effleurées laconiquement. Ainsi, il n’est dit à aucun moment du livre que Jean Bosmans et Margaret Le Coz sont en couple, amoureux l’un de l’autre, et leurs relations sont vraiment décrites avec une froide parcimonie, mais on comprend tout de même très bien la profondeur de leurs sentiments, et encore davantage dans les dernières pages, qui sont très belles.

Un Extrait Page 51

Lointain Auteuil… Il regardait le petit plan de Paris, sur les deux dernières pages du carnet de moleskine. Il avait toujours imaginé qu’il pourrait retrouver au fond de certains quartiers les personnes qu’il avait rencontrées dans sa jeunesse, avec leur âge et leur allure d’autrefois. Ils y menaient une vie parallèle, à l’abri du temps… Dans les plis secrets de ces quartiers-là, Margaret et les autres vivaient encore tels qu’ils étaient à l’époque. Pour les atteindre, il fallait connaître des passages cachés à travers les immeubles, des rues qui semblaient à première vue des impasses et qui n’étaient pas mentionnées sur le plan. En rêve, il savait comment y accéder à partir de telle station de métro précise. Mais, au réveil, il n’éprouvait pas le besoin de vérifier dans le Paris réel. Ou, plutôt, il n’osait pas.

L’Exposition Toyen au Musée d’Art Moderne

TOYEN, Mythe de la Lumière, 1946
TOYEN, Nouent, renouent, 1950
TOYEN, Le Paravent, 1966

TOYEN, Le Piège de la Réalité, 1971

L’Exposition Toyen s’est tenue au Musée d’Art Moderne à Paris du 25 mars au 24 juillet 2022.

Voici la présentation de cette expo par le musée :

Présentée successivement à Prague, Hambourg et Paris, cette rétrospective de l’œuvre de Toyen (1902-1980) constitue un événement qui permet de découvrir la trajectoire exceptionnelle d’une artiste majeure du surréalisme qui s’est servie de la peinture pour interroger l’image. Cent-cinquante œuvres (peintures, dessins, collages et livres venant de musées et de collections privées) sont présentées dans un parcours en cinq parties. Celles-ci rendent compte de la façon dont se sont articulés les temps forts d’une quête menée en « écart absolu » de tous les chemins connus.

Présentation de la peintre par le musée :

Née à Prague, Toyen traverse le siècle en étant toujours à la confluence de ce qui se produit de plus agitant pour inventer son propre parcours. Au coeur de l’avant-garde tchèque, elle crée avec Jindrich Styrsky (1899-1942) « l’artificialisme » se réclamant d’une totale identification « du peintre au poète ». À la fin des années 20, ce mouvement est une saisissante préfiguration de « l’abstraction lyrique » des années cinquante. Mais l’intérêt de Toyen pour la question érotique, comme sa détermination d’explorer de nouveaux espaces sensibles, la rapprochent du surréalisme. Ainsi est-elle en 1934 parmi les fondateurs du mouvement surréaliste tchèque. C’est alors qu’elle se lie avec Paul Eluard et André Breton.

Durant la seconde guerre mondiale, elle cache le jeune poète juif Jindrich Heisler (1914-1953), tandis qu’elle réalise d’impressionnants cycles de dessins, afin de saisir l’horreur du temps. En 1948, refusant le totalitarisme qui s’installe en Tchécoslovaquie, elle vient à Paris pour y rejoindre André Breton et le groupe surréaliste. Si elle participe à toutes ses manifestations, elle y occupe une place à part, poursuivant l’exploration de la nuit amoureuse à travers ce qui lie désir et représentation.

Singulière en tout, Toyen n’a cessé de dire qu’elle n’était pas peintre, alors qu’elle est parmi les rares à révéler la profondeur et les subtilités d’une pensée par l’image, dont la portée visionnaire est encore à découvrir.

(Source : Site Internet du Musée d’Art Moderne)

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D’autres Tableaux

TOYEN, Midi, Minuit, 1966, Collage
Ils me frôlent dans le sommeil, 1957
Mélusine

Des Poèmes parus dans la revue Décharge de mars 2022

Couverture du numéro 193

Le numéro 193 de la revue Décharge était paru en mars 2022 (cf couverture à droite) et je vous propose la lecture de trois de ses poèmes.

Présentation de la revue :

Créée par Jacques Morin en 1981, célèbre pendant longtemps pour sa couverture kraft, elle est devenue au fil des ans le rendez-vous attendu de l’actualité poétique, avec ses 164 pages bien tassées, chaque trimestre. (source : site de la revue).
Plus d’informations sur le site de la revue (abonnements, recensions livresques, éditoriaux).

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(page 39)

il ne part pas il part
il est parti
chaque jour de perte avec les feuilles tombées
l’odeur humide des sous-bois

la pluie les larmes les saisons
considérer la séparation
comme une douleur guérissable

on a les mains trop serrées
ça fait des nœuds dans la poitrine
d’où partiraient de nouvelles branches

la douleur serait guérissable
d’abord la sève coulerait
l’écorce recouvrirait la plaie
et la forêt de trembles envahirait la maison.

LUCE GUILBAUD

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(page 102)

On est là
dans l’air frais du matin d’automne
la tasse de café
la vue sur la colline
le sanctuaire des songes
bien refermé

et je me dis que
celui qui sait passer des rêves aux pensées
sans quitter le paysage
sait aussi survivre
Je ne sais pas pourquoi
dans cette chambre d’hôtel
tu m’avais dit
tout en contemplant l’horizon

si en premier tu pars
je voudrais couler comme du sable
jusqu’à t’ensevelir

peut-être parce que dehors
la tempête emplissait les coquillages
du bruit de la mer

DANIEL BIRNBAUM

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(page 130)

N’oublions jamais que le rêve de l’équerre est de dépasser les 90 degrés, celui du cercle d’avoir des recoins en briques où se terrer et que le compas aspire à l’équilibre.

Savoir cela m’est rassurant pour moi qui ne suis que biffures et hachures du temps.

MATTHIEU LORIN

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Deux Poèmes d’Alicia Gallienne

Couverture chez Poésie-Gallimard

Ces deux poèmes sont extraits du livre « L’autre moitié du songe m’appartient » paru chez nrf Poésie/Gallimard en 2020.
La plupart des textes de cet ouvrage sont assez longs et donc difficiles à diffuser sur un blog, donc j’ai choisi, d’un point de vue pratique, de recopier deux poèmes relativement courts – qui se trouvent d’ailleurs (heureuse coïncidence) parmi mes préférés.
D’une manière générale, j’ai préféré ses poèmes en prose à ses vers libres et mes choix reflètent cette préférence.

Note sur Alicia Gallienne (1970-1990)

Atteinte d’une maladie du sang qui devait l’emporter à l’âge de 20 ans, le 24 décembre 1990, Alicia Maria Claudia Gallienne a écrit des centaines de poèmes à partir de 1986 et jusqu’à sa mort.
« Qu’importe ce que je laisserai derrière moi, pourvu que la matière se souvienne de moi, pourvu que les mots qui m’habitent soient écrits quelque part et qu’ils me survivent », écrivait-elle .
Elle était la cousine de l’acteur, comédien et réalisateur célèbre, Guillaume Gallienne.

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Page 63

La Moitié d’un Songe

Souvent, je me surprends à philosopher sur la vie, à vouloir tout tout de suite et à imaginer la nécessité. Je monte toujours un grand escalier qui craque : chaque pas me fait mal car je me retiens pour abreuver le silence. Cet escalier est si haut qu’il m’est impossible d’en deviner ni le début, ni la fin. A vrai dire, je ne sais pas très bien si l’on peut jamais arriver ; pourtant, je veux parvenir à tout prix au sommet de l’escalier. Je le veux si fort que je ne sens même plus mon désir et, je suis prise de vitesse pour imiter le temps. Je grimpe, mais pour atteindre quoi ? Seule cette vérité subsiste en bas : je l’effleure des pieds mais ma tête est ailleurs. Je cours à l’ultime protection, pour moi et les miens. Je monte parce que le sens commun descend et qu’il est encore temps sans doute de sauver ce qui reste.

L’autre moitié du songe m’appartient.

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Page 108

Il est facile de se noyer dans un verre d’eau mais qu’il doit être difficile d’y nager. Pourtant, ce serait une solution : on prendrait conscience de l’étroitesse de la situation, on se trouverait ridicule et on arrêterait de tourner en rond. En se diminuant ainsi, sans doute est-il plus aisé de reconquérir son espace vital et de reconsidérer ce verre d’eau qui, même s’il est rempli de larmes ou de pluie, n’est jamais qu’un verre d’eau.
Il est des fois où je voudrais boire la douleur dans tes yeux…

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Les Nuits blanches de Fédor Dostoïevski

Couverture chez Actes Sud

J’ai lu ce court roman (ou longue nouvelle) de Dostoïevski dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est de Patrice, Eva et Goran, qui a lieu, comme vous le savez sans doute, chaque année au mois de mars.
Quand j’ai découvert ce livre dans ma librairie habituelle, mon attention a tout de suite été attirée par ce titre « Les Nuits blanches » que je ne connaissais pas et dont je n’avais même jamais entendu parler, contrairement à la plupart des titres des romans de Dostoïevski. Il était donc très tentant d’essayer d’en savoir plus et je me suis dépêchée de l’acheter.

Note pratique sur le livre

Date de parution initiale : 1848
Editeur français : Actes Sud (Babel)
Traduit du russe par André Markowicz
Genre : Roman sentimental
Nombre de pages : 86

Note sur Dostoïevski

Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski, né en 1821, est entré en littérature en janvier 1846 avec Les Pauvres Gens. Pour des raisons politiques, il fut déporté au bagne de Sibérie, durant quatre ans, entre 1849 et 1853. Il mena ensuite une vie d’errance en Europe, au cours de laquelle il renonça à ses anciennes convictions socialistes et devint un patriote fervent de l’Empire russe. Il est mort à Saint-Pétersbourg le 28 janvier 1881. (Sources : Wikipédia et l’éditeur)

Quatrième de Couverture (début)

Un jeune homme solitaire et romanesque rencontre, une nuit, dans Pétersbourg désert, une jeune fille éplorée. Désespérée par un chagrin d’amour, Nastenka se laisse aller au fantasme du jeune homme, épris dès le premier instant, le berce – et se berce – dans l’illusion d’une flamme naissante… (…)

Mon Avis :

Comme souvent dans les livres de Dostoïevski, les personnages sont extrêmement passionnés et exaltés, mais aussi tiraillés entre des sentiments contradictoires qui ne les laissent pas en repos et qu’ils extériorisent abondamment. On retrouve donc cette exaltation volubile et cette expression enflammée et impulsive de soi-même dans Les Nuits blanches. Nous assistons, au cours de ces quatre nuits blanches (qui forment les quatre parties du livre), aux conversations entre le jeune homme solitaire et la jeune fille de dix-sept ans, Nastenka, et ces deux personnages semblent se confier l’un à l’autre absolument tout ce qu’ils pensent, sans aucune retenue, et dans une sincérité totale, ce qui est étonnant pour des gens qui viennent juste de se rencontrer, mais qui peut s’expliquer par leur grande jeunesse et candeur, mais également par le grand besoin affectif dans lequel ils se trouvent tous les deux.
Effectivement, le jeune homme et la jeune fille nous sont présentés tous les deux comme des rêveurs quelque peu déconnectés de la société et de la réalité. Ils vivent chacun dans une telle solitude et un tel manque d’affection et de relations humaines qu’ils sont prêts à donner leur confiance, leur cœur et leurs serments d’amour éternel à n’importe qui, au gré d’un élan passager, d’un sourire entraperçu ou d’une confidence faite par hasard sur un bout de trottoir.
Ainsi, la jeune fille, pour échapper à l’enfermement que lui impose sa grand-mère, va se jeter aux pieds du premier venu, qu’elle ne connait quasiment pas, mais qu’elle croit connaître parce qu’il l’a invitée deux fois au théâtre et que ces sorties l’ont fait rêver. Mais, dès qu’elle se croit abandonnée par ce premier « fiancé », elle serait tout aussi enthousiaste et partante pour se jeter au cou du jeune homme solitaire et rêveur et ne tarderait pas à se laisser consoler par lui. Et nous comprenons qu’elle n’aime pas plus le premier jeune homme que le deuxième et que sa quête acharnée d’un amoureux est une chose désespérée et vide de sens.
Bref, ces grandes passions romantiques nous sont présentées par Dostoïevski comme des mascarades absurdes et mensongères, où les êtres sont finalement interchangeables et où le problème essentiel (mais inavoué) est d’échapper à tout prix à son destin solitaire et déprimant.
Un très beau livre, qui montre la condition humaine sous un jour peu reluisant et l’amour romantique sous une forme peu flatteuse mais ce tableau m’a paru convaincant, pris dans ce contexte !

Un Extrait page 42

C’est en vain que le rêveur fouille, comme la cendre, ses rêves anciens, cherchant dans cette cendre ne fût-ce qu’une braise, pour lui souffler dessus et, par un feu renouvelé, réchauffer un cœur qui s’éteint, ressusciter en lui ce qui lui fut si cher, ce qui l’émouvait tant, ce qui faisait bouillir son sang, lui arrachait des larmes et l’abusait si somptueusement ! Savez-vous, Nastenka, où j’en suis ? savez-vous que j’en suis à fêter l’anniversaire de mes sensations, l’anniversaire de ce qui me fut cher, de quelque chose qui, au fond, n’a jamais existé – parce que l’anniversaire que je fête est celui de mes rêves stupides et vains – et à faire cela parce que même ces rêves stupides ont cessé d’exister, parce qu’il n’est rien qui puisse les aider à survivre : même les rêves doivent lutter pour survivre ! Savez-vous qu’à présent, j’aime me souvenir, et visiter à telle ou telle date des lieux où j’ai été heureux à ma façon, j’aime construire mon présent en fonction d’un passé qui ne reviendra plus et j’erre souvent comme une ombre, sans raison et sans but, morne, triste, dans les ruelles et dans les rues de Petersbourg. (…)