Deux Poèmes d’Etienne Ruhaud, extraits du recueil « Animaux »

Couverture chez Unicité

J’avais déjà présenté sur ce blog le premier roman d’Etienne Ruhaud, Disparaître, publié chez Unicité, un livre de grande qualité. Je vous parlerai aujourd’hui de son recueil de proses poétiques « Animaux« , paru en 2020 chez ce même éditeur.

Quatrième de Couverture

..Mais l’important, plus qu’à ces sensations de cauchemars banals, tient à l’opération d’écriture. Laquelle présente un double trait. Il faut noter, en premier lieu, la précision du lexique, ou, plus exactement, sa littéralité. Étienne Ruhaud écarte la facilité métaphorique (laquelle, de surcroît, mène au vague, à l’indécision), et choisit les termes exacts : « leur corps mesure environ un mètre cinquante », « des oeufs bruns de la taille d’un ballon de basket », « une vaste galette spongieuse mais étanche, rainurée de tiges sanguines ». Ou bien : « bouche dentelée », « membrane cartilagineuse », « orifice noir », etc.
Et cette précision ― c’est le deuxième trait ― se trouve, elle-même, doublement accentuée. D’abord, par le vague des lieux, des espaces où ces animaux séjournent ou se rencontrent : « le continent », « l’océan », « l’archipel », « les volcans », « la ville », « la montagne » (l’article défini donnant à ce vague son étrange présence). Ensuite, par l’indistinction des figures humaines : hormis ce « je » qui fait irruption dans l’un des poèmes, on ne connaît que « les gens », « les habitants », « les tribus », « les indigènes », « les vieux », « les malades », « les pauvres » (notons la constance du pluriel, en quoi se dissout toute singularité).
(Extrait de la préface de Jean Renaud)

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Mon Avis

On reconnaît dans ce livre l’attrait de l’auteur pour le Surréalisme, avec la prédominance des mondes imaginaires, du monstrueux – qui n’est jamais très loin du merveilleux – et, en lisant les descriptions de ces bêtes fabuleuses, nous pourrions facilement avoir en tête certains tableaux de Max Ernst, images qui remontent d’ailleurs à des traditions bien plus anciennes, que l’on pense aux gargouilles gothiques, aux représentations infernales du Moyen-Âge ou à Jérôme Bosch.
Mais les descriptions de ces animaux par Etienne Ruhaud sont parfois tellement surchargées de détails hétéroclites que l’image formée dans la tête du lecteur finit par se brouiller un peu et qu’il ne nous serait pas forcément facile de dessiner ces créatures bizarres dans leur intégralité, si l’envie nous en prenait : signe que ces animaux sont avant tout littéraires et qu’il s’agit surtout, ici, de triturer les mots, de faire naître de l’inouï, de l’inattendu et de l’inconnu par la seule magie du langage.
Les effets de surprise se renouvellent quasiment à chaque phrase, avec un humour irrésistible qui nous prend au dépourvu, par un mélange d’absurde, de distorsions de notre réalité habituelle et le sentiment que l’auteur n’a pas de limite à son imagination.
Il y a sans doute dans ce livre un clin d’œil aux sciences naturelles, aux grandes classifications des naturalistes et autres zoologistes, avec ce souci des descriptions minutieuses et parfois chiffrées, mesurées, détournement ironique de l’esprit scientifique et de sa prétendue rigueur, qui participe grandement à l’humour de ces textes.
J’ai vraiment adoré ce recueil, qui m’a étonnée, amusée, divertie, et qui m’a permis d’explorer des zones imaginaires insoupçonnées, de me changer complètement les idées.

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Page 17

LES CALOPLANS

Des animaux sympathiques, mais envahissants.
Soudé au mur, leur vaste corps plat se couvre d’une épaisse fourrure brune et soyeuse, très douce. Pas de face ni de gueule : juste deux immenses yeux gris, qui luisent dans l’obscurité et vous fixent intensément.
Nul ne sait de quoi ils se nourrissent. Les savants pensent qu’ils absorbent les micro-détritus, de minuscules créatures présentes dans l’atmosphère, grâce à de longues soies, sous l’abdomen.
Nul ne sait non plus comment ils se reproduisent, ni d’où ils viennent. Un beau matin vous vous levez : le caloplan est là, immobile, accroché à la paroi.
L’animal possède une certaine utilité, puisqu’il élimine poussières et miettes, chauffe la maison, émet un grondement strident en cas d’intrusion. Aspirateurs, radiateurs et alarmes deviennent ainsi superflus. De toute façon vous ne pouvez vous en débarrasser. D’une rare longévité, le caloplan reste attaché à la maison, et son organisme résiste à toute agression. En cas d’attaque, les yeux de la créature s’embuent de grosses larmes blanches, qui rongent le parquet dans une suffocation nauséabonde. En pleurant, le caloplan émet un signal vibratile insupportable, une sorte de long sanglot silencieux, brisant vitres et oreilles.

page 36

LES OURANIS

Mer perdue, flaque d’infinie tristesse. Miroir opaque, sans fond ni ciel.
Comme des nénuphars colorés, de petites îles circulaires éclairent la nuit océane. Au centre, la bouche, fleur écarlate – chair et sang -, secrète une drogue naturelle, aérienne. Autour, c’est une mousse rose, au parfum entêtant.
Irrésistiblement attirés vers le cœur, hommes et oiseaux périssent dans les étreintes vénéneuses de l’ourani. Les sucs de la plante dissolvent peau et entrailles.
Du corps ne restent qu’os noircis, échoués sur la grève, débris d’un songe cruel.

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Max Ernst – Chimère, 1928

« A la buttée des étoiles » de Barbara Auzou et Niala, extrait de L’Epoque 2018 Les Mots Peints

Cela fait de nombreuses années que je suis abonnée au blog de la poète Barbara Auzou, intitulé Lire-dit-elle, sur WordPress. C’est ainsi qu’en 2018 j’avais suivi avec plaisir la création de son recueil en collaboration avec le peintre Niala-loiseaubleu, dont chaque tableau-poème formait un ensemble indissociable et sans prééminence d’un art sur l’autre (on ne saurait donc parler ici d' »illustration » et, pas davantage, de « commentaire »). Récemment, j’ai pu me procurer ce beau livre, publié par les éditions Traversées, et j’étais contente de retrouver les créations qui m’avaient plu à l’époque sur le web, sauf que la version papier est, comme on s’y attend, encore plus agréable à consulter, à feuilleter et à tenir entre ses mains.

Pour des questions de droits d’auteur sur les photos, je vous invite à aller faire un tour sur le blog de Barbara pour voir l’œuvre correspondante de Niala en cliquant ici-même.

Mon avis

Dans ces poèmes et ces tableaux, une certaine luxuriance de la nature et une grande place accordée au corps humain, à ses différentes parties (ventre, bras, mains, poitrine), m’ont évoqué le jardin d’Eden, un univers de douceur apaisée. En poésie il n’est pas simple d’évoquer la joie de vivre, les visions heureuses (parler de son malheur ou de ses insatisfactions est peut-être plus inspirant pour la plupart des poètes !) mais Barbara Auzou, au contraire, semble y parvenir sans mal. Ses poèmes ont de l’allant, de la fraîcheur, de la luminosité. Un usage modéré et non systématique de la rime ou de l’assonance confère à ses vers une musicalité sans pesanteur. Du point de vue des rythmes, il n’y a pas non plus de métrique régulière, mais certaines petites répétitions de vers ou de mots donnent un effet légèrement chantant. Une poésie très riche en sensations variées – couleurs, parfums, touchers, images – et qui donne l’impression d’une vie foisonnante et consolatrice.

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A la buttée des étoiles

Dans les hauts jardins de l’imagination,
je te trouverai broyant la couleur
au revers du coquelicot éphémère,
accoudé au temps et à la butée des étoiles,
à fortifier la frêle charpente de la toile
que le couteau déjà entaille de son entière passion.
Je te trouverai absorbé dans l’intervalle
entre le geste et son intention,
entre la beauté et son interrogation,
au cœur d’une lumière différée,
à la torche ressaisie sur la cécité du jour
et dans le halo d’une certaine idée de l’amour.

Dans les hauts jardins de l’imagination,
tu me trouveras au dernier quartier lunaire,
sur la balançoire obstinée qui balaie le vulgaire,
à la strate du mot et à la nuque d’un bras de mer.
Tu me trouveras au sang bleu d’un théâtre mental,
à la mouette qui se cogne à la butée des étoiles.
Tu me trouveras dans l’étroit du mot,
dans l’écriture du ventre et son cachot,
entre le centre et le contour,
entre le dire et son silence,
au cœur d’une partition langagière,
à la torche ressaisie sur l’éphémère
et dans le halo d’une certaine idée de l’amour.

Barbara Auzou.

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« Le Métier d’écrivain » de Hermann Hesse

J’ai trouvé ce livre par hasard, en flânant dans une librairie, et son titre m’a tout de suite intéressée car j’aime connaître les pensées des écrivains sur leur art, sur leur façon d’envisager la littérature, sur le langage, etc.
J’avais déjà lu un livre de Hermann Hesse (Allemagne, 1877- Suisse, 1962) – « Knulp« , un court roman dont vous pouvez retrouver ma chronique ici – et cela m’a permis de mieux situer ces réflexions générales et de les appliquer à quelques souvenirs précis.

Note Pratique sur le Livre

Genre : Essai
Editeur : Bibliothèque Rivages
Année de Publication (initiale, en Allemagne) : 1977, chez Rivages : 2021
Traduction, préface et notes de Nicolas Waquet
Nombre de pages : 83

Quatrième de Couverture

Etre écrivain, c’est être lecteur. Lecteur des autres, lecteur de soi, lecteur de tout : des ouvrages des hommes comme des œuvres de la nature. Alors comment bien lire et bien écrire ? Qu’est-ce qu’un bon texte, une bonne critique ? Quelles sont les peines et les joies que son métier réserve à l’écrivain ? Autant de questions que Hermann Hesse n’a cessé de se poser la plume à la main, questions qu’il soulève et auxquelles il répond au détour de cinq textes qui éclairent sa pratique et jalonnent sa carrière.

Mon Avis

Ce livre se compose de cinq textes de réflexions sur l’écriture, rédigés entre les années 1920 et les années 1960.
Celui qui parle de la critique littéraire est particulièrement intéressant car Hermann Hesse a une idée très claire et très précise de ce que doit être ce métier et de la bonne manière de l’exercer. Selon lui, le bon critique doit inscrire les œuvres littéraires et les écrivains dans l’histoire des Lettres et des idées, leur donner la juste place qui leur revient dans un panorama plus vaste. Son rôle est donc important, quoiqu’il ne soit pas toujours conscient de sa responsabilité. Le critique doit savoir reconnaître la nouveauté, l’originalité d’un livre – gages de qualité – et attirer l’attention des lecteurs sur lui. Mais Hesse déplore que les vrais bons critiques sont rares et que la plupart sont davantage attirés par les renvois d’ascenseurs et autres échanges de bons procédés mondains que par une scrupuleuse honnêteté intellectuelle. Hermann Hesse écrit à ce sujet des dialogues fictifs entre un écrivain et un critique, qui sont d’une intelligence formidable et qui posent des questions que l’on pourrait encore tout à fait se poser actuellement (cf. l’extrait ci-dessous).
Parmi les autres thèmes abordés dans ces textes : celui du Romantisme allemand, un mouvement artistique auquel Hermann Hesse semble très attaché et sur lequel il propose une réflexion approfondie, en le comparant avec le Classicisme, qui relève d’une conception de l’existence radicalement opposée. Ainsi, il explique et développe les similitudes entre Romantisme et Philosophie Orientale, d’une manière très intéressante.
Hermann Hesse se définit lui-même comme un héritier du Romantisme et un poète (même dans ses romans) c’est-à-dire un auteur qui parle avec son âme, et il regrette que son époque ait jeté le discrédit sur le Romantisme en le taxant de bourgeois, sentimental, risible, démodé, alors que, selon lui, c’est tout le contraire : la beauté et l’expression de l’âme humaine, une des principales émanations de la culture allemande, représentée par des génies intemporels, aussi bien en littérature qu’en musique et dans la plupart des autres arts.
Une autre page de réflexion m’a frappée, à propos du langage et de ses ambiguïtés, que tout auteur doit apprendre à maîtriser et à déjouer.
Hesse nous parle également de ses habitudes d’écriture, du point de vue pratique et rituel, de son emploi du temps et des éventuelles phases critiques (ou moments de crise) dans son travail – des périodes décisives et de grande urgence, où le livre qu’il est en train de créer prend toute sa signification et son poids – et j’ai trouvé ces passages particulièrement éclairants et profonds.
Un livre à conseiller chaudement à tous ceux qui aiment écrire et à ceux qui s’interrogent sur le métier d’écrivain.

Un Extrait Page 44-45

L’écrivain : Mais vous connaissez Les Affinités électives et le Berthold ?
Le critique : Les Affinités électives, oui, naturellement, mais pas le Berthold.
L’écrivain : Et vous, pensez-vous pourtant que le Berthold surpasse les livres que l’on écrit de nos jours ?
Le critique : Oui, c’est ce que je pense, par respect pour Arnim et plus encore par respect pour la puissance littéraire dont faisait montre autrefois l’esprit allemand.
L’écrivain : Mais pourquoi, dans ce cas-là, ne lisez-vous pas Arnim et tous les vrais écrivains de son temps ? Pourquoi passez-vous votre vie à vous occuper de livres que vous considérez vous-même comme des œuvres mineures ? Pourquoi ne dites-vous pas à vos lecteurs :  » Regardez, voici des livres dignes de ce nom, laissez tomber la camelote qu’on écrit aujourd’hui et lisez Goethe, Arnim et Novalis ! »
Le critique : Je ne suis pas là pour ça. Je me dispense peut-être de le faire pour les mêmes raisons que vous vous dispensez d’écrire des livres comme Les Affinités électives.
L’écrivain : Voilà qui me plait ! Mais comment expliquez-vous alors que l’Allemagne ait produit autrefois des écrivains de cette trempe ? Leurs livres étaient une offre sans demande ; personne ne les avait réclamés. Ni Les Affinités électives ni le Berthold n’ont été lus par leurs contemporains, pas plus qu’on ne les lit aujourd’hui.
Le critique : Les gens, à l’époque, ne se souciaient guère de littérature et ne s’en préoccupent pas plus de nos jours. Notre peuple est comme ça. Peut-être que tous les peuples sont comme ça. Du temps de Goethe, on lisait une foule de livres charmants et distrayants. Et c’est la même chose aujourd’hui. Ces livres sont lus et critiqués. Ni le lecteur ni le critique ne les prennent vraiment au sérieux, mais ils répondent à un besoin. On lit et on paye les écrivains qui nous changent les idées ; ce que l’on fait aussi pour ceux qui critiquent leurs écrits : on les lit et ils tombent aussitôt dans l’oubli.
L’écrivain : Et les livres dignes de ce nom ?
Le critique : Ils sont écrits pour l’éternité, pense-t-on. Notre époque ne se croit donc pas obligée d’y prêter attention.

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Un Extrait page 62

Maintenant, considérer que la rose est une rose, l’homme un homme, le corbeau un corbeau, que les formes et les limites de la réalité sont des données solides et sacrées, c’est le point de vue classique. Il reconnaît les formes et les propriétés des choses ; il reconnaît l’expérience ; il cherche l’ordre, la forme, la loi, et il les établit.
Ne voir au contraire dans la réalité qu’apparences, mutabilité ; douter au plus haut point de la différence entre les plantes et les animaux, l’homme et la femme ; accepter à chaque instant que toutes les formes se dissolvent et se confondent, c’est se conformer au point de vue romantique.
En tant que visions du monde, philosophies, fondements sur lesquels l’âme prend position, ces conceptions sont aussi bonnes l’une que l’autre, c’est indéniable. (…)

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Le Conteur, la nuit et le panier de Patrick Chamoiseau

Couverture aux éditions du Seuil

Une amie m’a offert ce livre sur la création littéraire et poétique et, comme j’aime beaucoup le style et la pensée de Patrick Chamoiseau, j’étais très heureuse de ce cadeau.
J’ai choisi de recopier plusieurs extraits assez longs et de limiter mes propres commentaires à peu de choses car ce livre est un monde en soi, qui se suffit à lui-même, et qui laisse le lecteur profondément charmé, impressionné et envoûté, c’est-à-dire dans un état peu propice à écrire des critiques (aussi positives qu’elles puissent être).

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Rapide présentation

Dans ce livre, Patrick Chamoiseau parle de sa pratique de l’écriture, du dilemme qui a longtemps été le sien entre la langue créole (la langue dominée) et la langue française, dominante, celle du colonisateur. Il part de la position du conteur créole, au temps de l’esclavage, dans la plantation des Antilles, pour analyser la situation et le rôle de l’écrivain actuel ou du créateur en général. Dans ce sens, le conteur créole, qui n’intervenait que la nuit et durant une veillée mortuaire, est comme l’archétype ancestral de tous les écrivains – et tous peuvent se retrouver en lui, par une inspiration semblable et une même approche des mystères de l’Impensable. Patrick Chamoiseau évoque aussi sa « sentimenthèque » : les écrivains qu’il aime et qui ont été importants dans sa vie – en particulier Césaire et Glissant, qui furent décisifs pour lui.
Un très beau livre, à la langue envoûtante, et aux pensées très fouillées.
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Des Extraits

Pages 34-35

Dans une colonie, il existe toujours une langue dominée et une langue dominante. Pour moi, la langue dominée (langue maternelle, langue matricielle), fut la langue créole. Elle est apparue dans la plantation esclavagiste, c’est-à-dire dans la surexploitation des écosystèmes naturels, la déshumanisation ontologique des captifs africains, le racisme institutionnel et les attentats permanents du colonialisme. La langue dominante, le français, me fut enseignée, assénée, à l’école. Par elle, je découvris la lecture, l’écriture, la littérature, l’idée du Vrai, celle du Beau, du Juste, un ordre du monde ciselé par les seules valeurs du colonisateur.
La langue dominante n’était donc déjà plus une simple langue.
C’était une arme.
Si l’Ecrire n’est en soi pas facile, se débattre à la plume dans un tel arsenal est une tragédie que tous les écrivains des pays colonisés ont endurée, ou qu’ils supportent encore. L’Ecrire c’est souvent cela : désarmer certaines langues.

Page 64

Le rythme bien plus lent de la main crée une autre économie que celle du clavier. Ce dernier caracole avec l’idée, la dépasse dans une sorte d’élan, jusqu’à l’accrocher vaille que vaille et revenir trottiner dans les eaux mécanisées de la dactylographie. La main, en revanche, déblaie les algues devant l’idée qui s’inaugure, lustre son amorce, la sent se constituer, l’enveloppe sans interrompre la moindre ligne de fuite, accompagne ses miroitements trompeurs, en capte ce qu’elle peut et considère le sillage de ce qui s’est enfui… (…)

Page 85

Pour Deleuze, l’angoisse de la page blanche qui caractérise le tourment de l’écrivain en asphyxie d’inspiration provient non pas de ce que cette page blanche soit vide, mais au contraire de ce qu’elle soit déjà trop pleine : pleine du déjà-vu, déjà-dit, déjà entendu, déjà-pensé, déjà-peint, déjà-écrit, déjà-et-caetera… une catastrophe est nécessaire, non plus comme calamité naturelle, cyclone ou tremblement de terre, mais comme phénomène inaugural du geste créateur, une salutation grandiose qui vise à renouveler, à amplifier notre perception de nous-mêmes et du monde. Toute création conséquente nous offre une strate additionnelle de la connaissance, sachant que cette dernière ne fait que nous approcher des grands mystères irréductibles. (…)

Page 231

La splendeur narrative du conteur créole affronte cet impensable : la plantation esclavagiste. L’esthétique flamboyante de Césaire en foudroie un autre : le colonialisme et la négation de l’Afrique. L’inépuisable poétique de Glissant confronte des impensables en devenir, encore insoupçonnés : le Tout-monde, la Relation… Les impensables surgissent si souvent dans le fil de nos vies, à différentes intensités, à différentes ampleurs, dans différents domaines, qu’on peut leur attribuer une matrice majuscule : celle de l’Impensable. C’est la force immanente à nos certitudes, à nos possibles, nos entendements, nos devenirs… un « inlocalisable » susceptible à tout moment de les invalider. Un peu comme cette manière noire qui compose à près de quatre-vingt-dix pourcents de notre Univers. Elle est l’échafaudage du cosmos observable et de son au-delà, mais on ne la voit nulle part. Silencieuse, invisible, impalpable, indétectable. (…)

Deux Poèmes de Ghérasim Luca

Couverture chez Poésie/Gallimard

Dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est, j’ai eu envie de consacrer un billet à Ghérasim Luca, le fameux poète d’origine roumaine, qui a écrit pratiquement toute son œuvre en français, et dont la biographie fut extrêmement bousculée, tiraillée entre plusieurs nationalités et cultures, soumise aux aléas et aux violences de la grande histoire.

Biographie du Poète

Ghérasim Luca (Bucarest en 1913 – 1994, Pont Mirabeau à Paris)
Poète d’origine roumaine dont la majeure partie de l’oeuvre a été publiée en français. Polyglotte, il parle roumain, allemand, français, yiddish. Bien qu’il ait côtoyé certains surréalistes français, il n’a pas appartenu à leur groupe. D’origine juive ashkénaze, il échappe à la déportation durant la période nazie. Passant de pays en pays, (Roumanie, Israël, France), il reste apatride pendant plusieurs années mais est finalement obligé de choisir la nationalité française pour des motifs administratifs. Il donne des « récitals » de ses poèmes (déclamations en public) où l’aspect bégayant et complexe de sa poésie se trouve renforcé et mis en valeur. Dans les années 70, des philosophes comme Deleuze ou Guattari reconnaissent son importance dans la poésie contemporaine.
Ghérasim Luca se suicide à Paris en février 1994, en se jetant dans la Seine, comme Paul Celan, vingt ans avant lui, qui avait été son ami.

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Deux Poèmes
(Le premier est extrait du recueil « Le Principe d’incertitude« , le deuxième de « Contre-créature« )

Autres Secrets
Du Vide et du Plein

le vide vidé de son vide c’est le plein
le vide rempli de son vide c’est le vide
le vide rempli de son plein c’est le vide
le plein vidé de son plein c’est le plein
le plein vidé de son vide c’est le plein
le vide vidé de son plein c’est le vide
le plein rempli de son plein c’est le plein
le plein rempli de son vide c’est le vide
le vide rempli de son vide c’est le plein
le vide vidé de son plein c’est le plein
le plein rempli de son vide c’est le plein
le plein vidé de son vide c’est le vide
le vide rempli de son plein c’est le plein
le plein vidé de son plein c’est le vide
le plein rempli de son plein c’est le vide
le vide vidé de son vide c’est le vide
c’est le plein vide
le plein vide vidé de son plein vide
de son vide vide rempli et vidé
de son vide vide vidé de son plein
en plein vide

*

Le Triple

(extrait)

le viol viole violemment le on du violon
on du violon étant violé par le viol
le violon c’est le viol
et c’est le viol qui viole violemment le viol
le viol viole le on du violon violé
et le et du violon violet
et du violon violet est violé par le e de la viole
mais c’est la ine de la violine
qui violète le viol violé
on du violon violé violète la violette
on du viol du violon violé
et ine de la violine
volent violemment la violette
car l’oniste fait d’un viol un violoniste
de même que le on avait fait de lui un violon
donc
la violette joue violemment du violon
elle joue avec le celliste
de la violente violoncelliste
celle-ci voile le on du violon
tandis que celle-la
s’envole avec l’oniste de la violoniste
heureusement à cette heure
eur du violeur et euse de la violeuse
sont violemment violés par l’acteur et l’actrice
du c du violateur et de la violatrice
c’est avec le on du violon
qu’on voile la violatrice
et c’est avec la ine de la violine
qu’on viole le violateur
on voile et on dévoile
la ine de la violine violatrice
et le on de l’oniste du violoniste violateur
on viole violemment le viol et le violentable
et c’est à la table du violentable
qu’on viole l’inviolable
on viole à table
l’inviolable et tout ce qui est stable
tout ce qui est stable donc violentable
le s du stable est violenté par le in de l’instable
in de l’instable et ine de la violine
sont violés par ette de la violette
et par ette de sa voilette
voir ce qui cache la voilette de la violette
c’est faire le jeu des voyeurs
(…)

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Lu pour « Le Mois de l’Europe de l’Est » de mars 2023

Logo du défi, créé par Goran

Des Poèmes de Cécile Guivarch extraits de « Te visite le monde » (2009)

Couverture au Dessert de Lune

Cécile Guivarch est une poète dont je suis les publications depuis plusieurs années et je me suis aussi intéressée ces derniers temps à ses deux premiers livres, que je ne connaissais pas encore, « Terre à ciels » (2006) et « Te visite le monde » (2009) et c’est de ce deuxième livre qu’il est question aujourd’hui.

Mon Avis

Dans ce recueil, la poète parle à sa petite fille, et nous parle d’elle en même temps, de sa naissance et des premières étapes de sa croissance – premiers regards, premiers pas, premiers mots – avec beaucoup de gaité, de malice et de tendresse. Le langage poétique est très élaboré, autour de ce babil enfantin et de ces gazouillis du premier âge qui s’y incorporent gracieusement, et c’est un grand plaisir de plonger dans cette connivence, cette complicité affectueuse entre une poète et sa fille.
Un très joli livre, lumineux, chaleureux, réconfortant.

Note sur le livre

Editeur : Les Carnets du Dessert de Lune
Date de publication : 2009
Préface de Perrine Le Querrec
Illustration de Fanny Wuyts
Nombre de Pages : 42

Note sur la poète

Cécile Guivarch est née en 1976 près de Rouen et vit depuis plusieurs années à Nantes. Le jour, elle travaille dans les chiffres et le soir elle se passionne pour la lecture et l’écriture. Elle a créé et co-anime le site Terre à Ciel. Diverses publications en revues (…). (Source : éditeur)

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Page 17

tu ris chante areuh babou
pour rien moins que cela
le soleil dans ta chambre

dire qui quoi comment au monde
ce qui à tes yeux n’est pas rien
le visage ta mère le tien

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Page 27

c‘est fou ton air fripouille
tes yeux tu nages au bord
à rire comme pas deux

tes salades elle les avale ta mère
du bout du nez tu tires la ficelle
le chat s’en va bien fait pour toi

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Page 41

yeux tout plein étincellent
le visage flou tes parents
le cœur palpite comme

frison d’arbre elle te regarde
ta bouche en forme de O
ta teinte plus claire que le cœur

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Trois Poèmes de Manon Thiery

J’ai trouvé ce joli recueil de Manon Thiery (née en 1993) dans ma librairie habituelle, au hasard d’une flânerie.
Ne connaissant pas cette poète, j’ai découvert au fil de ses pages une écriture concise, parfois surprenante par ses images, et très évocatrice de l’absence, de l’attente, de l’amour manquant ou douloureux.
Ce recueil, qui est le tout premier livre de cette jeune poète, a reçu le Prix de Poésie de la Vocation, décerné par la Fondation Marcel Bleustein-Blanchet.
Il est paru chez Cheyne éditeur en automne 2020.

Note de l’éditeur sur Manon Thiery :

Manon Thiery est née en 1993.
Elle est doctorante en cinéma à l’université Paul Valéry de Montpellier et auxiliaire de vie sociale.
On peut lire certains de ses poèmes dans un livret paru aux éditions du Frau, ainsi que dans la revue l’Allume-Feu.
Elle dirige la micro-édition de trois livrets de poésie.
Réflecteur de la neige est son premier livre de poésie publié.

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(page 21)

que dire sinon
l’ignorance du nom

de ce qui n’a jamais été

de ce qui n’est pas ce manque
pesant en moi

un poids de sang

en attendant que disparaisse
cet étrange besoin de nommer

ce que nous ne mangeons pas à midi

nous le mangeons le soir

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(page 49)

J’ignore tout des coeurs où je ne suis pas

des jardins bleus
où ceux qui dorment ont les bras en croix

je porte sur mon dos les mots de mon passé
comme des enfants fragiles

ils sont plutôt légers

l’ongle gratte la pierre
et cela est inutile

ajouter de la poussière à la poussière
de l’incessant jeu de délier

une langue qui aura
la longueur

de ce printemps

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(page 55)

un carrousel de solitudes
tournées

la langue d’une solitude tournée
très lentement dans ma bouche

me projetant sept fois
par miettes d’ombres malades

sur le ventre
du temps qui détruit les murs

je sens toujours ton regard
contre les mots de ma langue

MANON THIERY.

***

Un poème de Louis-René Des Forêts

des_forets_poemes
Encore combien de fois faudra-t-il dire
Ce qu’on a dit et redit maintes fois ?
Combien de fois encore rêver d’un langage
Non asservi aux mots comme en ces jours
Où tout tremblant d’un timide désir
On n’avait soif que d’étreintes silencieuses
Qui comblent mieux que les plus graves échanges ?
Faut-il que soit sans cesse à recommencer
Ce qu’on cherche et n’arrive jamais à saisir ?
Peut-être qu’y renoncer serait plus sage
Mais raison et folie luttent à forces égales
Sans qu’aucune des deux ne l’emporte sur l’autre.
L’esprit aspire-t-il si peu au repos
Qu’il fasse de ce combat stérile un jeu
Dont chaque partie ne se gagne qu’en perdant ?
Quel mouvement l’agite et quel autre l’arrête
Au moment où il s’apprête à bondir ?
Serait-ce au-delà d’interminables ambages
Toucher le port son unique obsession
Il y a encore trop de brume qui l’aveugle
Rien pour le guider que des signes dans le vide
Porteurs de messages toujours en souffrance
S’ils dérivent sans atteindre leur destinataire
Comme lancés chaque fois d’une main hésitante
Est-ce à dire qu’ils ne demandent pas de réponse ?
Trouver la formule pour sortir de l’impasse
Et au plus vite, le salut est à ce prix
Mais autant attendre de la nuit qu’elle éclaire
La voie étroite par où aborder au port.

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J’ai trouvé ce poème dans le recueil Poèmes de Samuel Wood paru chez Poésie Gallimard.
Ce recueil date de 1988.

La cité de verre, de Paul Auster

auster-cite-de-verreLa Cité de Verre est le premier tome de La trilogie new-yorkaise, une suite de trois romans de Paul Auster, publiés entre 1985 et 1987, et qui a établi solidement la réputation de l’auteur comme écrivain de talent.
Bien que beaucoup d’articles aient été écrits sur ce livre, dans des journaux ou sur des blogs, j’ai eu très envie de lire ce roman et de réfléchir un peu à ses thèmes, d’une manière personnelle.

L’histoire est bien compliquée et bien enchevêtrée comme vous allez le constater :
Daniel Quinn est un ancien poète qui, ayant perdu sa femme et son enfant, a abandonné la poésie pour écrire des romans policiers sous pseudonyme. Le héros de ses romans est détective privé. Daniel Quinn a abandonné toute vie sociale et passe six mois de l’année à écrire un roman qui assure sa subsistance, et les six mois suivants à errer dans New York.
Mais, un beau jour, il reçoit un coup de fil d’une personne qui demande à parler à Paul Auster, un détective privé. Les coups de fil se répètent et, par lassitude, Daniel Quinn finit par endosser l’identité de Paul Auster, et se rend au rendez-vous qu’on lui fixe par téléphone. C’est ainsi que notre héros rencontre Peter et Virginia Stillman, un couple qui lui raconte une histoire étrange et qui lui demande de suivre à partir du lendemain le père de Peter, qui s’appelle également Peter Stillman, qui sort de prison, et qui a martyrisé l’enfance de son fils durant neuf ans, au nom de ses recherches sur le langage. Le lendemain, donc, Daniel Quinn est à la gare et attend le père Stillman, mais il voit deux hommes différents qui correspondent au signalement et est obligé, pour sa filature, de choisir entre les deux (il choisira celui dont l’allure est la plus délabrée). Daniel Quinn passe les jours suivants à suivre le père Stillman, ce qui consiste à errer sans but dans New York, du moins en apparence. Mais Daniel Quinn, en dessinant sur un papier les déambulations du vieil homme s’aperçoit soudain que ces allers et venues sont un message codé …

Mon avis :
J’ai vu dans ce roman une sorte d’autoportrait, multi-facettes et souvent symbolique, de Paul Auster. L’auteur est en effet présent dans toutes les parties du roman : déjà il en est un des personnages en tant que Paul Auster détective privé, mais également en tant que Paul Auster écrivain. Il ne fait pas de doute qu’il se reflète aussi dans son héros, Daniel Quinn, l’écrivain, puisque Paul Auster (le vrai) a lui aussi commencé l’écriture en tant que poète et qu’il a laissé tomber la poésie pour le roman. Mais Paul Auster est aussi Peter Stillman père, celui qui fait des recherches sur le langage et qui cherche à renouer avec l’harmonie antérieure à la Tour de Babel, de même qu’il est ce Don Quichotte expliqué par Paul Auster (le personnage) qui prend plaisir à manipuler son entourage pour créer un livre dont il sera le héros et auquel il ne manque plus qu’un … auteur.
Dans le passage où Daniel Quinn est à la recherche du détective privé Paul Auster, auquel il voudrait demander des éclaircissements sur son histoire (son enquête) mais qu’il tombe sur un Paul Auster écrivain (dont la femme s’appelle Siri) et qui ne peut rien pour lui car il n’est pas au courant de l’histoire, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à la pièce de Pirandello Six personnages en quête d’auteur, sauf que dans La cité de verre, on ne sait finalement plus très bien qui est le personnage et qui est l’auteur, les deux rôles étant interchangeables.
Bref, Paul Auster (le vrai) joue beaucoup, dans ce livre, avec les lecteurs que nous sommes, au point que, pendant ma lecture, je n’aurais pas vraiment été surprise si l’un des personnages était rentré subitement dans la pièce où je me trouvais.
Par contre, une chose qui m’a un peu irritée c’est la manière dont l’auteur semble, quasiment à chaque page, vouloir nous démontrer, avec un gros clin d’œil, à quel point il est intelligent et comme il sait bien nous mener en bateau.

Vous l’aurez compris, j’ai trouvé ce livre très prenant, très intelligent, mais j’ai trouvé qu’il manquait un peu de sentiment.
Il y a quelque chose d’un peu mécanique dans ce livre, comme des engrenages bien huilés qui tournent parfaitement bien, mais où la vraie vie est manquante.