L’Exposition S.H. Raza au Centre Pompidou

Paysage, 1956

Du 15 février au 15 mai 2023 s’était déroulée une exposition du peintre indien Sayed Haider Raza (1922-2016), qui a séjourné et vécu en France durant une grande partie de sa vie, à partir des années 1950, et qui a appartenu à l' »Ecole de Paris ».

J’ai beaucoup aimé les couleurs chaudes de la plupart de ces œuvres, en particulier les rouges, dont l’intensité surprenante réchauffe le regard sans l’agresser. Des rouges incandescents qui peuvent faire penser aux arts extrême-orientaux et à l’Inde, pays d’origine du peintre. Le thème de la ville semble l’avoir longuement inspiré, prenant des formes variées selon les périodes, parfois géométrique et stylisé, parfois tirant vers une certaine abstraction.

Voici la présentation qu’on pouvait lire sur la petite brochure explicative, distribuée à l’entrée :

Figure majeure de l’art moderne indien, Sayed Haider Raza est né en 1922 à Barbaria, dans l’actuel Etat du Madhya Pradesh. Après des études à la Sir J.J. School of Arts de Bombay, dans le contexte électrique de l’Indépendance et de la Partition, il fonde en 1947 le Progressive Artists’ Group en compagnie de M.F. Husain, F.N. Souza, S.K. Bakre, K.H. Ara et H.A. Gade. Pleinement investi dans la dynamique d’émulation qui règne au sein du groupe, Raza prend part à ses discussions et expérimentations formelles. En 1950, il se rend à Paris à la faveur d’une bourse du gouvernement français. Débute alors un dialogue ininterrompu entre ces deux mondes culturels. Si les effets de matière de ses paysages abstraits empruntent à l’Ecole de Paris, Raza ne cesse de convoquer l’héritage culturel de l’Inde. Ainsi, les vibrations de ses gammes chromatiques évoquent les forêts luxuriantes de son enfance mais aussi les râgas, cadres mélodiques de la musique classique indienne. A partir des années 1970, son oeuvre intègre des éléments thématiques issus du rapport singulier qu’il entretient à la terre, objet d’une série de toiles majeures. Les miniatures rajputes (16e-19e siècle) lui inspirent des procédés radicaux de simplification formelle qui culminent à partir des années 1980 dans le recours systématique au motif géométrique et symbolique du bindu.
(Source : Musée)

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Carcassonne, 1951
Crucifixion, 1957
La Croix invisible, 1963
Soleil noir, 1968
La terre rouge, 1969

Louange des mousses de Véronique Brindeau

Ce livre m’a été offert par mon amie Pascale, grande spécialiste de la littérature japonaise, et j’étais d’abord très intriguée et étonnée par le titre et le sujet de cet essai. J’avoue que ma première réaction fut de me dire : « Un livre sur la mousse ! Comme c’est bizarre ! Qu’est-ce qu’il y a donc de tellement spécial à raconter sur les mousses ? ». Et puis, dès les premières pages j’ai été complètement captivée et charmée ! Déjà par l’écriture subtile et raffinée de Véronique Brindeau et par la beauté des photos qui accompagnent son texte – mais aussi par la richesse du contenu : cette ouverture vers la pensée et la culture nippones, dans toutes leurs finesses, leur spiritualité et leur sens esthétique. 

Note Pratique sur le livre 

Éditeur : Philippe Picquier 
Année de publication : 2018
Genre : Essai littéraire 
Nombre de pages : 110

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Un Extrait de la Quatrième de Couverture

C’est au Japon que l’on cultive et admire les mousses modestes, que l’Occident ignore si souvent.
En elles se lisent l’éternité des dieux, la constance du cœur, l’accord avec le temps qui passe et se dépose sur les pierres.
Entrer dans l’univers des mousses, c’est accéder à ces valeurs fondamentales de l’esthétique japonaise : sobriété, naturel, goût pour la patine et les marques du temps que l’on nomme sabi, simplicité élégante et teintée d’archaïsme, doublée d’un attrait pour la quiétude et le retrait du monde que l’on nomme wabi.
(…)

Résumé et Avis

En Occident les jardiniers pourchassent généralement les mousses (envahissantes et nuisibles pour les gazons) mais au Japon on les cultive très volontiers et avec beaucoup de respect. Chez les japonais on distingue ainsi plusieurs centaines de noms différents pour les mousses alors qu’en Europe la terminologie est très limitée. 
La mousse est souvent présente au pied des bonsaïs : ce dernier a besoin d’être taillé par le jardinier tandis que la mousse s’adapte à toutes les échelles. 
L’écrivaine fait une très jolie comparaison entre la mousse et la neige : les deux enveloppent les objets en arrondissant les formes, en adoucissant les contours et les deux confèrent aux paysages la même sorte de magie.
Véronique Brindeau nous parle de plusieurs jardins japonais célèbres, souvent attenants à des édifices religieux, dans lesquels cet élément végétal a une importance primordiale : ainsi, à Kyoto, Le Temple des mousses, ou Le Jardin des mousses à Komatsu, ou encore à Ôhara le temple Sanzen.in, et d’autres encore.
Bien qu’il soit question, dans ce livre, de végétaux et de paysages, il faut préciser que ce n’est pas du tout un manuel pratique pour confectionner vous-mêmes votre jardin japonais. Ici, il s’agit surtout d’une rêverie poétique, d’un essai littéraire finement ciselé, d’une flânerie dans l’âme japonaise, et c’est ce que j’ai particulièrement apprécié !
Je conseillerai très chaudement ce livre aux amateurs de belles écritures, aux esprits rêveurs et méditatifs, ou encore, bien sûr, aux amoureux du Japon.
 

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Un Extrait page 39

La mousse est un bonsaï naturel : nul besoin de taille, puisque notre regard peut en changer l’échelle. Une forêt entière se condense dans si peu, dès lors que nous modifions l’importance que nous accordons à notre propre personne. En quoi l’art des jardins japonais, des bonsaïs et des paysages de mousses en bassin rejoint peut-être, en quelque manière, le commencement du monde tel que l’entrevoient les scientifiques, fait de quelques instants pour des années-lumière à venir et d’une matière concentrée en une infime partie de l’univers qu’elle deviendra.

Un Extrait page 46

Cette dilatation propagée en une nappe de velours, seuls les jardins de mousse du Japon la révèlent pleinement, en une aura d’autant plus magique que rien ne nous prépare à une telle expérience, ni souvenir de paysage ni tableau peint. Étale, la mousse l’est alors à la manière d’un drapé qui recouvre tout, jusqu’aux racines des arbres dont le relief en est adouci et rehaussé à la fois. Il faut avoir parcouru les allées de ces jardins, dans un monde où l’omniprésence du vert vous plonge dans un état de rêve et de silence, pour sentir à quel point la mousse y semble un souffle exhalé du sol, posé tel une brume, et dont on sent bien, sans rien connaître de son écologie, qu’aucun lien ne l’attache à la terre dans la profondeur d’un enracinement. Ce lien qui n’est pas un ancrage mais s’apparente plutôt à une apposition, une coexistence, c’est un ensemble de minces filaments appelés rhizoïdes par lesquels la mousse s’accroche au sol mais à peine, un sol dont elle ne tire d’ailleurs pas foncièrement sa substance : de cela le ciel se charge, pluie et rosée, avec la lumière – et la richesse de la terre ne lui est pas utile, puisqu’elle pousse aussi bien sur les écorces ou les pierres.

Notes en Cuisine de Paul Caussé

Couverture chez les Ateliers d’Argol

Comme nous explorons ce mois-ci le thème du voyage, j’avais envie de vous parler de ce livre assez inclassable, qui nous invite à un séjour culinaire au Japon.

Présentation du Livre par l’éditeur (Extrait)

Dans les cuisines du Hyo Tei, institution kaiseki vieille de plus de trois siècles à Kyoto, le cuisinier Paul Caussé à vécu une aventure des sens et une expérience culinaire.
Son épouse Laure Fissore a dessiné des moments, des gestes. Ses croquis accompagnent le récit.
« J’ai écrit ce carnet pendant les mois de septembre et octobre 2017, debout dans les cuisines du Hyo Tei, alors que j’effectuais un apprentissage en cuisine kaiseki. Mes confrères en France pourraient s’en indigner : le métier de cuisinier suppose une activité continue, sans relâche. Un cuisinier à l’arrêt est suspect. Même lorsque l’action diminue, le cuisinier cherche une tâche à effectuer, se renseigne, aide, prend des initiatives, ou va ne serait-ce qu’effectuer du nettoyage. Il révise sa mise en place, étiquette, réorganise le garde-manger. Passe au peigne fin les stocks. Note. Comme aux échecs, il réfléchit plusieurs coups à l’avance et anticipe.
Le texte de cette aventure en cuisine est suivi de recettes originales vécues sur le vif à refaire.

« Au Japon, en cuisine kaiseki, tout cela est très différent. La cuisine est réglée comme du papier à musique, et obéit à une rigueur singulière, où chacun reste à sa place. Le cuisinier ne prend pas d’initiative et attend sa mission. Une fois terminée, il lui arrive de croiser les bras, et d’observer en silence. J’ai utilisé ces instants de calme, pour écrire. Au sein de la brigade, j’ai eu la chance de toucher à différents postes, et d’avoir un aperçu large des techniques et du fonctionnement japonais, ou du moins propre à ce restaurant. Rien n’a été sacrifié au français que je suis. (…)

(Source : Site de l’éditeur)

Mon Avis

Bien que je ne sois pas une cuisinière avertie, ce livre m’a tout à fait passionnée car il met à mal tous nos préjugés occidentaux sur la cuisine japonaise et, plus généralement, sur la culture nippone. N’étant jamais allée au Japon, je ne connais de ses traditions culinaires que ce que les restaurants parisiens peuvent nous offrir – et Paul Caussé m’a fait comprendre que c’était un aperçu trompeur…
En de courts chapitres, à l’écriture précise, élégante, et allant à l’essentiel, l’auteur nous décrit la pratique des cuisiniers japonais, révélatrice d’une certaine tournure d’esprit et, même, d’une certaine attitude face à la nature, face au temps qui passe, face à la mort et à l’existence.
Ainsi, le cuisinier occidental est décrit comme toujours pressé, courant après le temps, tandis que le cuisinier japonais peut se permettre de travailler tranquillement, d’avoir des temps morts, de se croiser les bras entre deux tâches.
Selon l’auteur, la cuisine occidentale serait sous le signe du feu (d’où l’importance de la cuisson) tandis que la cuisine japonaise se placerait sous le signe de l’eau.
J’ai appris grâce à ce livre que certains restaurants au Japon ne proposent pas de carte : le client ne peut pas choisir ce qu’il va manger et il doit faire une confiance absolue au chef qui décide quels seront les plats dégustés. Une telle coutume choque un esprit occidental mais Paul Caussé nous explique sa raison d’être et considère comme une illusion notre désir de choix.
Il m’a semblé aussi, au fil des chapitres, que les cuisiniers japonais étaient très respectueux de la nature et des animaux : ils sont soucieux, en particulier, de ne pas faire souffrir l’animal au moment de son abattage, ce qui a pour conséquence gustative une chair plus tendre et savoureuse.

Un livre qui m’a appris beaucoup de choses sur les mentalités et mœurs japonaises et qui permet aussi de mettre en perspective et de questionner nos habitudes et coutumes occidentales !

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Un Extrait Page 24

MIMÉTISME

faire de la cuisine japonaise n’implique pas d’utiliser des produits japonais coûte que coûte. Mettre du yuzu, du shoyu et poisson cru partout sont des gris-gris pathétiques, souvent significatifs d’une compréhension étrangère à l’approche japonaise, qui n’est pas dans le systématisme. Il s’agit essentiellement d’une approche générale sensible, que l’on pourrait nommer « japonaise ». De compréhension. La cuisine et son processus sont une langue en soi. Agiter les mains ne fait pas de vous un locuteur italien, ni ne rend votre latin plus authentique. En plus d’être réducteur, cela renvoie à un sens de l’observation limité. En singeant à outrance l’on risque, au bout d’un moment, de confondre pitrerie et réalité.

L’exemple du sushi apparaît à ce titre bavard. Il est d’ailleurs plus courant en France de passer devant une échoppe à sushi qu’au Japon. Et le métier lui-même est réduit à celui de découper du poisson mort, et le poser sur du riz sauvagement vinaigré.

Au Japon le chef sushi contrôle avant tout la rigor mortis ou rigidité cadavérique, et la maturation des chairs souhaitée. C’est une science complexe, trop souvent occultée par le geste un peu théâtral, certes lui aussi important, de la confection en direct du sushi.

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Le Vide et le plein de Nicolas Bouvier

Couverture chez Folio

Très fanatique de Nicolas Bouvier, dont j’ai déjà lu Chronique Japonaise (mon article ici), Le Poisson-Scorpion (le lien ici) ou encore L’Usage du monde, j’étais certaine de ne pas être déçue en me lançant dans Le Vide et le plein. Et effectivement, cette découverte fut au-delà de mes espérances.

Quatrième de Couverture

Les fameux carnets que Nicolas Bouvier tint pendant son séjour au Japon en 1964 restèrent longtemps inédits. Partie intégrante du «Livre des Merveilles» qu’il souhaitait écrire, Le vide et le plein impose cet art unique qu’il a de saisir, comme on dérobe des pommes à l’étalage, des fragments d’éternité. Bouvier découvre, s’émerveille, s’étonne, se laisse faire mais aussi défaire par ce pays «non pas tant mystérieux que mystifiant». Et se livre dans ces courts chapitres plus peut-être que nulle part ailleurs.

Mon Avis

Ici, comme dans Chronique Japonaise, Nicolas Bouvier nous propose une plongée dans la culture du Soleil Levant, avec tous ses aspects sociaux, mentaux, religieux, intellectuels, littéraires et artistiques, assortis d’analyses et de réflexions très profondes et toutes en nuances et en subtilités. Son érudition est prodigieuse mais jamais ostentatoire et toujours utilisée à bon escient, par petites touches précises et judicieusement placées. Il manie l’humour avec finesse et intelligence. Surtout, son écriture est merveilleuse de beauté.
En de courtes proses, l’auteur aborde les particularités de la vie japonaise, le refus de l’individualisme et l’esprit collectif qui règne chez ce peuple, la méfiance envers les étrangers derrière une courtoisie de pure forme, la difficulté pour un Occidental de pénétrer ce pays et de se faire pleinement accepter ou au moins comprendre ; la barrière de la langue que l’écrivain parle imparfaitement bien qu’il soit tout de même capable de tenir une conversation courante.
Nicolas Bouvier nous parle tour à tour de la philosophie zen, du bouddhisme, du shintoïsme, du théâtre nô, des divers arts martiaux, du sumo qu’il apprécie, de la manière de se repérer dans les villes japonaises sachant que les rues n’ont pas de noms, des clubs de strip-tease, des particularités de la ville de Kyoto, et de mille autres sujets proprement nippons.
J’ai eu l’impression que l’écrivain s’intéressait tout particulièrement aux points de contact (ou aux points de friction !) entre les mentalités occidentales et japonaises : les incompréhensions et malentendus ont l’air de l’intéresser très vivement, comme révélateurs des attentes et des croyances de part et d’autre.
J’ai pensé plusieurs fois pendant ma lecture que j’en apprenais plus sur le Japon en lisant ce livre que si j’avais séjourné dans ce pays pendant deux ou trois semaines, où je n’aurais eu peut-être qu’une approche superficielle, touristique, sans réel contact avec les Japonais et sans accès sérieux à leurs modes de pensées, tandis que ce livre donne une connaissance extrêmement fouillée de ces aspects. Par ailleurs, je n’ai pas un sens de l’observation aussi développé que celui de Nicolas Bouvier, lui qui sait tirer de toute situation la substantifique moelle, lui qui adopte toujours sur le monde l’angle de vue le plus révélateur.
Une autre chose intéressante dans ce livre c’est que Nicolas Bouvier nous parle également de sa vie personnelle et familiale : pendant ce séjour au Japon, il est accompagné de sa femme enceinte et de son fils en bas âge. Mais la grossesse de sa femme ne se passe pas bien, émaillée d’alertes, d’angoisses et de séjours à l’hôpital et ce sont des moments très émouvants, où on partage ses inquiétudes, ses soulagements, puis sa joie.
Un livre extraordinaire, que je n’hésiterais pas à relire un jour, certaine de ressentir un plaisir de lecture toujours intact !

Un Extrait Page 152

Chez nous, la tendresse passe dans les caresses, les baisers, les poignées de main, les bras qui traînent sur une épaule, certains fous rires qui établissent une puissante complicité (les amoureux japonais ont peut-être tout cela, mais la saison est brève). La tendresse, on s’en décharge par contact, comme les gymnotes. Mon fils, par exemple, quand cela déborde, je l’empoigne, le serre, l’embrasse, bien qu’il n’apprécie guère ces éclats.
Les Japonais s’inclinent beaucoup et ne s’embrassent pas. Evitent d’échanger leur regard et leur souffle, et si un geste d’abandon leur échappe, c’est autant de perdu. Toujours, un coussin d’air les sépare. Ainsi la pression monte, la dévotion ou l’affection s’accumulent sans pouvoir s’épancher, et semblablement la haine. Dans les films japonais, lorsqu’un personnage jusque-là parfaitement calme frappe ou tue, l’Occidental se demande où il est allé chercher toute cette rage. Il arrive aussi que cette accumulation mène au suicide : on éprouve trop qu’on ne pourra exprimer, il y aurait trop à rendre et trop à venger : disparaître est la seule issue convenable.

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Un Extrait Page 220

Trop de gens attendent tout du voyage sans s’être jamais souciés de ce que le voyage attend d’eux. Ils souhaitent que le dépaysement les guérisse d’insuffisances qui ne sont pas nationales, mais humaines, et l’ivresse des premières semaines où, tout étant nouveau, vous avez l’impression de l’être vous-même, leur donne l’impression passagère qu’ils ont été exaucés. Puis quand le moi dont ils voulaient discrètement se défaire dans la gare de départ ou dans le premier port les retrouve au détour d’un paysage étranger, ce moi morose et solitaire auquel on pensait avoir réglé son compte, ils en rendent responsable le pays où ils ont choisi de vivre.
Le voyage ne vous apprendra rien si vous ne lui laissez pas aussi le droit de vous détruire. C’est une règle vieille comme le monde. Un voyage est comme un naufrage, et ceux dont le bateau n’a pas coulé ne sauront jamais rien de la mer. Le reste, c’est du patinage ou du tourisme.

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« A Petros, crise grecque » d’Anne Barbusse (poésie)

En juin 2023, la poète Anne Barbusse a fait paraître le recueil « A Petros, crise grecque« , chez l’éditeur Bruno Guattari. Très admirative de sa poésie, depuis déjà plusieurs années, j’ai découvert ce nouveau livre avec une grande émotion.

Quatrième de Couverture

« C’est une histoire grecque et française, cinématographique et internationale, plurilingue et catastrophique, antique et contemporaine, où s’entrelacent crise amoureuse et crise économique.
Avec ce recueil au ton résolument actuel, Anne Barbusse nous donne à lire un texte poétique, riche et dense, mais hors normes, tant par la forme, qui ne s’interdit pas le récit – agencé comme une (petite) tragédie – que par le brassage de styles (entre tonalités lyrique et épique), faisant alterner des rythmes d’écriture amples ou saccadés. Un texte romantique dans un monde capitaliste. » A.B.

Mon Avis

Ce livre est à la fois un recueil poétique et le récit d’une histoire d’amour dramatique, découpé en cinq actes comme une tragédie. Des références ponctuelles à la mythologie antique (L’Odyssée, L’Enéide, mythe d’Icare, Didon) côtoient d’autres références plus modernes – cinématographiques (Rashomon de Kurosawa, Lost in translation de Sofia Coppola, Xavier Dolan, Jean-Luc Godard et Anna Karina, Woody Allen, parmi tant d’autres) mais aussi musicales (Nat King Cole, The End des Doors, Jessye Norman, etc.) formant un arrière plan culturel très riche, en illustration de l’histoire d’amour qui nous est contée.
Cette liaison amoureuse semble commencer de la plus belle des façons – une rencontre en Grèce, la beauté des paysages, les moments partagés – puis, bientôt, la passion de la femme se heurte à la peur de l’homme, les disputes et les incompréhensions se succèdent, mensonges et dérobades masculines, la poète souffre de l’absence de l’être aimé, tombe malade, est hospitalisée, puis elle reprend goût à l’existence, fait d’autres rencontres.
Anne Barbusse sait exprimer la violence du sentiment amoureux, le vide et le froid de la séparation, la difficulté du deuil affectif, d’une manière très bouleversante et le rythme de ses vers libres nous embarque dans un flux émotionnel irrépressible. Le retour lancinant de certains mots (corps, désir, amoureuse, femme, féminin, peur, absence, vide,…) matérialise les formes de sa douleur et nous montre la poète enfermée en son désespoir, cherchant des issues, des apaisements.
Certains phénomènes naturels (le vent, la brume, la neige, la fontaine gelée, la période de floraison des arbres) fournissent de fascinantes images et métaphores, qui s’entremêlent étroitement aux sentiments et aux états d’âme de l’amoureuse, nous suggérant l’idée d’une grande fusion entre elle et la nature, entre elle et les saisons. On sent la poète animée d’une énorme énergie vitale et cette fougue, ce souffle traversent chacun de ses textes.
Vous l’aurez compris : j’ai trouvé « A Petros, crise grecque » absolument magnifique !

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Un Extrait Pages 106-107
Didon erre d’autels en autels

La brume est mon histoire
la brume explore la faillibilité de la vue
pourtant le ciel ne se suicide jamais

dans la blancheur informe qui enveloppe la permanence triste du village je
reconnais la solitude non parlée
j’ai des amis qui disent la vie du fond de l’obscurité et prépare à manger sans remord
j’ai ma violence qui frappe le réel à coups de poing
et la brume est une femme indifférente et sourde
elle se déploie avec le risque du néant et engloutit la vérité du jardin
je palpe sa couleur perdue et je
façonne à l’horizon de l’hiver un amant habillé
d’ incertitude
je compte les jours de la gloire inversée
je me coule dans votre temps de brutes fidèles qui vaquez à l’existence évidente
mais je suis loin de mon propre corps éparpillé d’altérité
je suis une amoureuse qui est entrée dans le territoire de l’autre avec la brume
je ferme la matinée dans la solitude ambiguë qui écrit l’absence et la réalise de source pure
je ne participe que de la brume épaisse et mouillée je me coule

dans l’ enveloppe du monde immobile – la terre attend –
sans la lumière les arbres sont des morts en sursis et j’ai acquis la ténuité des bourgeons

tu es quelque part

les vacances du capitalisme sont le paradis des religions –
ils y croient ils
travaillent ils y vont parce qu’on leur a dit qu’après ils auront les vacances
un peu de mensonge mais beaucoup d’attente – vous êtes malheureux maintenant mais vous serez heureux cet été/au paradis – ils achètent le produit vacances et ensuite ils reviennent au travail car on leur a dit qu’il n’y avait pas d’autre possibilité vivable –

tu es quelque part

je te rejoins d’écriture et d’espoir
je te pare de l’imagination vive et je me souviens d’un rêve écourté dans l’après-Noël
tu es au-delà de la brume
je te trouverai dans ma patience explosée
je prendrai un avion pour un seul baiser et la brume
soulagera le monde de l’obligation d’exister quand les jours sont tombés
la brume sera la forme vide de la volonté étoilée
la brume sera le dessin du temps visible
elle éclaboussera mes désirs de reine souffrante – Didon erre d’autels en autels – elle
sera la fille illégitime du silence
elle sera métamorphose des espaces effacés elle sera
l’informe triomphant
elle offrira le crépuscule à la maison pour qu’y brille la dernière écriture
elle sera l’objectivité de ma douleur

tu es quelque part

(…) 

L’Enfant sauvage de François Truffaut

En ce mois de février je vous ai concocté un mois japonais (littéraire et poétique) et je pensais vous parler aujourd’hui d’un film de Kurosawa ou d’un autre classique nippon.
Mais les DVD des films que je cherchais étaient hors de prix, et je vous parlerai par conséquent d’un film sans rapport avec le Japon.
« L’Enfant sauvage » de Truffaut a été tourné en 1969, en noir et blanc.
Comme je l’ai vu il y a deux ou trois mois (au cinéma) je ne me souviens pas forcément du détail de chaque scène mais le souvenir reste cependant suffisamment clair pour que je me risque à écrire dessus. On verra bien…

Victor et le docteur Itard (Jean-Pierre Cargol et François Truffaut dans une scène du film)

Note pratique sur le film

Date de sortie en salle : février 1970
Noir et blanc
Durée : 1h23
Dans le rôle de l’enfant : Jean-Pierre Cargol
Dans le rôle du Docteur Itard : François Truffaut
Dans celui de Mme Guérin : Françoise Seigner

Résumé du début de l’histoire

Ce film est une adaptation de « Mémoires et rapport sur Victor de l’Aveyron« , écrit par le médecin Jean Itard (1774-1838) qui relate l’histoire vraie du jeune Victor, un enfant sauvage capturé en 1800 par des paysans aveyronnais.
Cet enfant est capturé en pleine nature par des paysans armés et accompagnés de chiens de chasse. L’enfant est nu, ne s’exprime que par des grognements, se déplace à quatre pattes et se nourrit seulement de racines, de glands ou de fruits sauvages. Comme il ne parle pas, les spécialistes qui l’examinent le jugent handicapé et le placent à l’institut des sourds-muets de Paris où le docteur Itard commence à s’occuper de son cas et à étudier ses capacités. Dans cet institut, l’enfant sauvage devient le souffre-douleur des autres pensionnaires et certains adultes qui le gardent profitent de sa vulnérabilité pour l’exhiber en public comme une bête de foire et s’enrichir à ses dépens. Devant le peu de progrès faits par l’enfant sauvage dans cet établissement, les médecins émettent l’idée qu’il est retardé mental et incapable du moindre apprentissage. Mais le docteur Itard n’est pas de cet avis et il décide de prendre l’enfant chez lui et de s’occuper de son éducation en tête à tête, lors de leçons particulières, intensives et quotidiennes.

Mon Avis

C’est un film basé sur le rapport médical du Docteur Itard et il a effectivement un côté scientifique puisque chaque nouvel apprentissage de l’enfant sauvage est prémédité, mis en oeuvre puis étudié par le médecin. D’ailleurs, je sais que certaines scènes de ce film peuvent être citées en exemple dans certains cours de psychologie actuels, à l’université, pour illustrer en particulier le débat entre l’inné et l’acquis. Grâce à l’exemple extraordinaire de Victor, qui a passé son enfance tout seul dans les bois sans aucun contact humain, on a pu mettre en évidence que certaines aptitudes (le langage, les émotions) ne peuvent pas se développer dans la solitude, que nous avons besoin de la présence d’autrui pour les acquérir. Ainsi, lorsque l’enfant sauvage arrive à l’institut des sourds-muets et qu’il est harcelé et maltraité par les autres enfants, les médecins remarquent qu’il ne pleure jamais. Et c’est seulement plus tard, lorsqu’il a été « apprivoisé » par Jean Itard et sa gouvernante que l’enfant commence à verser des larmes et parfois à sourire.
On peut remarquer un fort contraste entre les deux personnages centraux du film : le docteur Itard est un scientifique assez froid, un homme de raisonnement et de logique, qui applique chaque jour une pédagogie très stricte, austère, répétitive, et qui considère Victor à la fois comme un élève et comme un sujet d’étude scientifique, un spécimen d’expérimentation. A côté de cet adulte ultra-civilisé, à la pointe de la pédagogie de son époque, nous avons l’enfant sauvage, un être assez instinctif, qui réagit toujours avec spontanéité, qui se révolte parfois, et que l’on peut voir comme un personnage poétique. Mais les deux personnages antagonistes sont reliés aussi par une affection qui devient de plus en plus forte au fur et à mesure du film – une proximité presque filiale. Et on sait bien que, si le docteur Itard se montre parfois dur et intransigeant avec le pauvre Victor c’est pour le faire progresser, l’intégrer à la société des hommes et empêcher qu’il soit interné toute sa vie dans un asile, comme le préconisent certains de ses collègues, ce que Victor n’est pas en mesure de comprendre.
On peut aussi remarquer que cette histoire du sauvage de l’Aveyron s’était produite en 1800, à une époque très fortement marquée par le mythe de Rousseau « du bon sauvage », par l’amour de la nature et une certaine crainte de la société humaine, et il y a peut-être cette idée, que pose à un moment le docteur Itard et qui continue à planer tout au long du film dans l’esprit du spectateur : « Est-ce que Victor n’était pas plus heureux tout seul dans la forêt ? Est-ce qu’on a réellement eu raison de le sortir de là ? » Et c’est une question à laquelle la fin apporte une réponse émouvante et rassurante pour les humains civilisés que nous sommes.
Une autre chose que j’ai notée à propos de ce film : il a été tourné un an après la révolution estudiantine de mai 1968, une époque où l’on se posait beaucoup de questions sur les méthodes pédagogiques et les relations profs-élèves, où l’autorité des enseignants était fortement contestée et où l’on réclamait plus de liberté dans les enseignements, des réformes pour que la parole des étudiants et des lycéens soit prise en compte. J’ai pensé que l’attitude tantôt docile tantôt révoltée de l’enfant sauvage illustrait dans une certaine mesure ce désir moderne de liberté et d’expression de soi.
Un film vraiment magnifique et d’une richesse exceptionnelle, par ses thèmes et ses significations.

Kyoto Song de Colette Fellous

Couverture chez Arléa

J’ai entendu parler de ce livre sur le blog de Kévin, « Comme au Japon », consacré à la culture japonaise, que vous pouvez consulter ici, si vous voulez.
Colette Fellous est une écrivaine et femme de radio française, née à Tunis en 1950.
Elle raconte ici son voyage au Japon, en compagnie de sa petite fille prénommée Elyssa, ce qui est l’occasion d’un vagabondage à travers la culture japonaise (art du haïku, gastronomie, cerisiers en fleurs, etc). Ce voyage lui permet aussi d’évoquer des souvenirs de jeunesse ou d’enfance. Le livre est illustré de photos en noir et blanc, prises au cours de ce séjour japonais par l’écrivaine elle-même.

Mon humble avis

L’écriture de ce livre n’est pas désagréable mais pas géniale non plus. Il y a pas mal de phrases qui comportent des énumérations, ce qui n’est pas forcément attrayant à mes yeux. Un certain manque de concision et même une tendance au délayage verbal m’ont un petit peu ennuyée.
Souvent, l’écrivaine parle d’éléments et de caractéristiques très – trop – connus de la culture japonaise sans ajouter de vision personnelle ou de ressenti original et elle a tendance à énoncer des choses rebattues et convenues, du déjà-vu-déjà-lu qui m’a franchement cassé les pieds.
Parfois, elle parle de choses intimes et personnelles, par exemple un abus sexuel dans son enfance ou, quelques chapitres plus loin, son accouchement où elle a failli mourir ou encore la mort de sa mère et on se demande pourquoi elle veut nous faire partager ça, quel rapport avec son voyage au Japon, qu’est-ce qu’elle veut nous dire à travers ces récits ? On reste un peu gêné et dubitatif car ça tombe là comme un cheveu sur la soupe et ensuite elle ne parle plus du tout de ces sujets.
A un moment, elle évoque le côté aléatoire des choses et j’ai pensé que, peut-être, elle avait voulu faire ici un livre avec une construction aléatoire, mais ça n’a pas suffi à me réveiller ou à me sortir de ma complète léthargie.
J’ai abandonné cette lecture 20 ou 30 pages avant la fin.

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Voici un passage qui ne m’a pas déplu :

Un Extrait page 189

Ce soir-là, j’avais donc rencontré trois hommes. L’un a été mon amour, l’autre mon ami et le troisième aurait pu être mon mari, si j’avais dit oui. C’est juste un exemple. Un exemple de ce qui pouvait à tout moment se glisser dans un roman, sans prévenir, de façon purement aléatoire, une histoire qui m’avait fait signe alors que, sous la pluie fine, je traversais avec Lisa le carrefour Hyakumanben pour acheter des confiseries aux noix. Claude était un maître de la physique théorique et des mouvements aléatoires, ses travaux ont marqué l’avancée de la recherche au-delà de la France. Ce soir-là, il avait joué sa vie et mis en pratique l’aléatoire, il ne me l’avait avoué que plus tard. Je l’avais revu une ou deux fois après la fête, nous avions dîné un jour ensemble et en me raccompagnant en bas de mon immeuble, dans la voiture, les phares et le moteur éteints, il m’avait demandé de sa belle voix grave si je ne voulais pas l’épouser. Il était timide mais il s’était lancé, moi aussi j’étais timide. C’était si incongru que j’ai ri, un peu gênée, je pensais que c’était une blague. (…)

Mensonge romantique et vérité romanesque de René Girard

Couverture chez Pluriel

Ce livre m’a été offert par un ami et, comme il m’avait été également conseillé quelques mois plus tôt par l’un de mes médecins, j’étais très intriguée et enthousiaste à l’idée de le lire.
Et, en effet, ce fut une belle découverte.

Note pratique sur le livre

Editeur : Pluriel
Genre : Essai philosophique
Date de première publication : 1961
Nombre de pages : 350

Quatrième de couverture

Quels sont les fondements de notre rapport à autrui ? Quelle est la véritable mesure de notre autonomie ? Partant d’une analyse novatrice des plus grands chefs-d’œuvre de la littérature romanesque ( Cervantès, Stendhal, Flaubert, Proust et Dostoïevski), René Girard développe sa théorie du désir mimétique, pensée avec subtilité, comme une triangulation entre l’envie, la jalousie et la haine impuissante. Un désir relatif qu’il appréhende dans toutes les formes de relations humaines, qu’elles prennent corps dans l’espace politique ou dans la sphère de l’intime.

Ce faisant, sans jamais cesser de la questionner, le philosophe bouscule une illusion romantique, celle de notre liberté de choisir. Il a écrit, à propos de cet ouvrage : « Les littéraires purs soupçonnent que l’art du roman est ici un moyen plutôt qu’une fin. J’assume volontiers ce reproche car le plus grand hommage qu’on puisse rendre à la littérature, il me semble, c’est de ressusciter la très vieille idée qui fait d’elle une source de savoir autant que de bonheur. »

Mon humble avis

Dans ce livre, René Girard analyse plusieurs univers romanesques : celui de Cervantès, autour du personnage de Don Quichotte, celui de Stendhal, avec Julien Sorel, celui de Flaubert, avec Madame Bovary, celui de Dostoïevski, avec l’homme du sous-sol principalement mais aussi les personnages des Démons, ou encore Raskolnikov, et enfin celui de Proust avec le narrateur-auteur et le baron de Charlus.
Ces divers univers romanesques sont, d’après René Girard, les symptômes d’une dégradation de notre désir métaphysique, c’est-à-dire de notre relation au divin. Il appelle cela la maladie ontologique, qui se manifeste par un désir dévié, où on cherche une transcendance dans notre relation à une autre personne, avec toute la déception et le ressentiment que cela suppose finalement, quand ça ne tourne pas tout bonnement à la haine de l’autre ou à celle de soi. René Girard a l’air de trouver révélateur et lourd de sens le fait que bon nombre de ces romans nous montrent une sorte de lente descente aux enfers des personnages et se terminent par une conversion spirituelle et souvent religieuse du héros.
Ce livre m’a tout à fait passionnée par ses analyses littéraires et psychologiques car sa vision est profonde et originale.
Cependant, le point négatif du livre est son côté systématique : tout est interprété dans le même sens, chaque chef-d’œuvre littéraire doit servir à prouver les dogmes de René Girard et les auteurs qui ne vont pas dans ce sens sont vigoureusement rejetés dans le « mensonge romantique », du côté des élans orgueilleux et prométhéens, que René Girard a en horreur. Se considérer dans la pure vérité et les contradicteurs dans le mensonge total, c’est un chouïa dictatorial, me semble-t-il.
Il n’empêche que ce livre éclaire un grand nombre de nos attitudes quotidiennes, de nos réactions affectives, de nos ambivalences inavouées ou de nos incohérences apparentes, et pour cette raison il mérite tout à fait notre attention, à condition de garder un esprit critique vis-à-vis de certains détails discutables.
J’aime ces livres qui nous ouvrent des perspectives et des voies nouvelles, même si je ne suis pas forcément tentée de suivre toutes ces pistes.

Un Extrait page 296

On se souvient, sans doute, de la lettre que l’homme du souterrain se propose d’expédier à l’officier insolent. Cette lettre est un appel caché au médiateur. Le héros se tourne vers son « persécuteur adorable » comme le fidèle vers son dieu mais il veut nous persuader, il se persuade lui-même qu’il se détourne avec horreur. Rien ne peut humilier davantage l’orgueil souterrain que cet appel à l’Autre. C’est pourquoi la lettre ne contient que des insultes.
Cette dialectique de l’appel qui se nie en tant qu’appel se retrouve dans la littérature contemporaine. Ecrire, et surtout publier un ouvrage c’est en appeler au public, c’est rompre, par un geste unilatéral, la relation d’indifférence entre Soi et les Autres. Rien ne peut humilier l’orgueil souterrain autant que cette initiative. L’aristocratie d’antan flairait déjà dans la carrière des lettres quelque chose de roturier et de bas dont sa fierté s’accommodait assez mal. Mme de La Fayette faisait publier son oeuvre par Segrais. Le duc de La Rochefoucauld se faisait peut-être voler la sienne par un de ses valets. La gloire un peu bourgeoise de l’artiste venait à ces nobles écrivains sans qu’ils eussent rien fait pour la solliciter.
Loin de disparaître avec la révolution ce point d’honneur littéraire se fait plus vif encore à l’époque bourgeoise. A partir de Paul Valéry on ne devient grand homme qu’à son corps défendant. Après vingt ans de dédains l’inventeur de M. Teste cède à la supplication universelle et fait aux Autres l’aumône de son génie.
L’écrivain prolétarisé de notre époque ne dispose ni d’amis influents ni de valets de chambre. Il est obligé de se servir lui-même. Le contenu de ses ouvrages sera donc entièrement consacré à nier le sens du contenant. On en est au stade de la lettre souterraine. L’écrivain lance un anti-appel au public sous forme d’anti-poésie, d’anti-roman ou d’anti-théâtre. On écrit pour prouver au lecteur qu’on se moque de ses suffrages. On tient à faire goûter à l’Autre la qualité rare, ineffable et nouvelle du mépris qu’on lui porte.
Jamais on n’a tant écrit mais c’est toujours pour démontrer que la communication n’est ni possible ni même souhaitable. Les esthétiques du « silence » dont nous sommes accablés relèvent très évidemment de la dialectique souterraine. (…)

Quelques extraits d’Aphorismes sur la sagesse dans la vie de Schopenhauer

« Les aphorismes sur la sagesse dans la vie » ont été publiés en 1851 par Schopenhauer.
J’ai plutôt apprécié cette lecture même si c’est une apologie de la solitude et de la vie en autarcie (on est censé se suffire à soi-même en cultivant quelques talents intellectuels et/ou artistiques, en créant une œuvre d’importance) – mais il reconnaît lui-même que tout le monde n’en a pas le loisir ni la capacité (ni, sans doute, l’envie !).
C’est donc une vision de la sagesse assez misanthrope qui nous est proposée ici, et même souvent misogyne (ce qui était d’ailleurs la norme à son époque), et qui nous présente les relations avec les autres comme généralement désagréables, décevantes et peu enrichissantes. Il est à noter que Schopenhauer voit la misanthropie comme une marque de supériorité morale et intellectuelle, tandis que la sociabilité serait une sorte de tare, le signe d’une médiocrité du caractère, ce qui est sans doute un plaidoyer pro-domo et une autojustification dont il fait une règle généralisable à l’ensemble de l’humanité.
Un livre qui m’a tout de même beaucoup intéressée car il sait avancer des arguments convaincants et brillamment exposés pour chaque idée, son écriture est précise et éclairante, et on sent que chaque réflexion est issue d’une expérience vécue et longuement méditée, d’un sens de l’observation très incisif sur les situations humaines.

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Quelques extraits

(Page 21)

L’homme normal au contraire est limité, pour les plaisirs de le vie, aux choses extérieures, telles que la richesse, le rang, la famille, la société, etc ; c’est là-dessus qu’il fonde le bonheur de sa vie ; aussi ce bonheur s’écroule-t-il quand il les perd ou qu’il y rencontre des déceptions. Pour désigner cet état de l’individu, nous pouvons dire que son centre de gravité tombe en-dehors de lui. C’est pour cela que ses souhaits et ses caprices sont toujours changeants : quand ses moyens le lui permettent, il achètera tantôt des villas, tantôt des chevaux, ou bien il donnera des fêtes, puis il entreprendra des voyages, mais surtout il mènera un train fastueux, tout cela précisément parce qu’il cherche n’importe où une satisfaction venant du dehors (…)

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(Page 59)

La gloire appelée à devenir éternelle est comme le chêne qui croît lentement de sa semence ; la gloire facile, éphémère, ressemble aux plantes annuelles, hâtives ; quant à la fausse gloire, elle est comme ces mauvaises herbes qui poussent à vue d’ œil et qu’on se hâte d’extirper. Cela tient à ce que plus un homme appartient à la postérité, autrement dit à l’humanité entière en général, plus il est étranger à son époque ; car ce qu’il crée n’est pas destiné spécialement à celle-ci comme telle, mais comme étant une partie de l’humanité collective ; aussi, de pareilles œuvres n’étant pas teintées de la couleur locale de leur temps, il arrive souvent que l’époque contemporaine les laisse passer inaperçues. Ce que celle-ci apprécie, ce sont plutôt ces œuvres qui traitent des choses fugitives du jour ou qui servent le caprice du moment ; celles-là lui appartiennent en entier, elles vivent et meurent avec elle. Aussi l’histoire de l’art et de la littérature nous apprend généralement que les plus hautes productions de l’esprit humain ont, de règle, été accueillies avec défaveur et sont restées dédaignées jusqu’au jour où des esprits élevés, attirés par elles, ont reconnu leur valeur (…)

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(Page 70)

Nous reconnaissons aussi que ce que le monde peut nous offrir de mieux, c’est une existence sans peine, tranquille, supportable, et c’est à une telle vie que nous bornons nos exigences, afin d’en pouvoir jouir plus sûrement. Car, pour ne pas devenir très malheureux, le moyen le plus certain est de ne pas demander à être très heureux. C’est ce qu’a reconnu Merck, l’ami de jeunesse de Goethe, quand il a écrit : « Cette vilaine prétention à la félicité, surtout dans la mesure où nous la rêvons, gâte tout ici-bas. Celui qui peut s’en affranchir et ne demande que ce qu’il a devant soi, celui-là pourra se faire jour à travers la mêlée. » (Corresp. de Merck.) Il est donc prudent d’abaisser à une échelle très modeste ses prétentions aux plaisirs, aux richesses, au rang, aux honneurs, etc., car ce sont elles qui nous attirent les plus grandes infortunes (…)

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(Page 78)

Il n’y a pas de voie qui nous éloigne plus du bonheur que la vie en grand, la vie des noces et festins, celle que les Anglais appellent le high life, car, en cherchant à transformer notre misérable existence en une succession de joies, de plaisirs et de jouissances, l’on ne peut manquer de trouver le désabusement, sans compter les mensonges réciproques que l’on se débite dans ce monde-là et qui en sont l’accompagnement obligé.
Et tout d’abord toute société exige nécessairement un accommodement réciproque, un tempérament : aussi, plus elle est nombreuse, plus elle devient fade. On ne peut être vraiment soi qu’aussi longtemps qu’on est seul ; qui n’aime donc pas la solitude n’aime pas la liberté, car on n’est libre qu’étant seul. Toute société a pour compagne inséparable la contrainte et réclame des sacrifices qui coûtent d’autant plus cher que la propre individualité est plus marquante. Par conséquent, chacun fuira, supportera ou chérira la solitude

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(Page 100)

Les hommes ressemblent aux enfants qui prennent de mauvaises manières dès qu’on les gâte ; aussi ne faut il être trop indulgent ni trop aimable envers personne. De même qu’ordinairement on ne perdra pas un ami pour lui avoir refusé un prêt, mais plutôt pour le lui avoir accordé, de même ne le perdra-t-on pas par une attitude hautaine et un peu de négligence, mais plutôt par un excès d’amabilité et de prévenance : il devient alors arrogant, insupportable, et la rupture ne tarde pas à se produire. C’est surtout l’idée qu’on a besoin d’eux que les hommes ne peuvent absolument pas supporter ; elle est toujours suivie inévitablement d’arrogance et de présomption. Chez quelques gens, cette idée naît déjà par cela seul qu’on est en relations ou bien qu’on cause souvent et familièrement avec eux : ils s’imaginent aussitôt qu’il faut bien leur passer quelque chose et ils chercheront à étendre les bornes de la politesse. C’est pourquoi il y a si peu d’individus qu’on puisse fréquenter un peu plus intimement ; surtout faut-il se garder de toute familiarité avec des natures de bas étage.(…)

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J’ai lu ce livre dans le cadre des Feuilles Allemandes de Patrice et Eva du blog « Et si on bouquinait un peu » et de Fabienne du blog « Livr’escapades » pour novembre 2022.

Logo du défi, créé par Goran

Uzak, un film de Nuri Bilge Ceylan

affiche du film

J’avais déjà vu et chroniqué deux films de Nuri Bilge Ceylan – Winter Sleep et, au printemps dernier, Le Poirier Sauvage – et je les avais tellement aimés que j’avais gardé en tête le nom de ce réalisateur turc, avec l’idée de voir d’autres films de lui, à l’occasion.
J’ai pu découvrir « Uzak » (qui signifie, parait-il, « Lointain » ou « Distant » en turc) ce matin en DVD.

Note technique sur le film :

Année de sortie : 2002
Durée : 1h50
Couleur
Version turque sous-titrée français

Début de l’histoire :

Le personnage principal, Mahmut, est un photographe qui travaille essentiellement pour une entreprise de fabrication de carrelages, c’est-à-dire qu’il passe son temps à photographier des dalles et des carreaux, ce qui lui permet sans doute de vivre confortablement mais n’est pas très passionnant. Cela nous parait d’autant moins passionnant que nous apprenons par la suite que ce photographe rêvait dans sa jeunesse de devenir un cinéaste de talent et que son modèle était, à cette époque, Tarkovski. Et on se dit qu’il y a loin entre ces idéaux de jeunesse et le présent très morose de cet homme. Encore un peu plus tard dans le film, nous voyons ce même photographe, accompagné de son cousin, se morfondre dans son fauteuil devant un film de Tarkovski alors qu’il rêve seulement de voir un film pornographique dès que son cousin sera parti, ce qui nous montre une fois encore la distance que cet homme a prise avec ses grandes ambitions artistiques initiales. Du point de vue de ses relations féminines, sa situation ne semble pas non plus très enviable et on sent qu’il éprouve encore des sentiments pour son ex-femme, mais elle s’est remariée et va bientôt immigrer au Canada – autant dire qu’il ne la reverra certainement pas.
C’est donc au milieu de cette existence peu satisfaisante que Mahmut, le photographe, voit débarquer un beau jour chez lui Yusuf, un de ses jeunes cousins, issu du même village que lui, qui lui demande de l’héberger durant une semaine car il veut chercher du travail en tant que marin, pour voyager et gagner correctement sa vie.
Mais la crise économique qui sévit dans le pays va rendre cette recherche d’emploi un peu plus longue et compliquée que prévu et le jeune cousin va quelque peu s’incruster.

Mon humble avis :

Le début d' »Uzak » est particulièrement lent et surtout silencieux, ce qui s’explique par la grande solitude des personnages. Le premier dialogue n’arrive qu’au bout de onze minutes de film, mais ensuite, petit à petit, la parole commence à s’installer car on entre plus profondément dans les relations entre les différents protagonistes, et particulièrement entre le photographe et son cousin, dont la bonne entente du début se dégrade insensiblement, avec des hauts et des bas, jusqu’à la fin.
Bien que ce film soit avare de paroles, avec des dialogues minimalistes, il explore un très grand nombre de thèmes, et il propose énormément de réflexions, pour peu que l’on se concentre bien sur chaque scène et sur le sens des images, des situations, où une dimension comique peut affleurer assez souvent : esprit de dérision par rapport aux personnages, dont les petites mesquineries sont soulignées avec intelligence.
Nous avons d’abord un sentiment d’opposition entre ces deux cousins : à priori, quel rapport peut-il y avoir entre ce photographe de la ville, l’artiste cultivé, qui a plutôt bien réussi financièrement, et ce cousin de la campagne, un ancien ouvrier au chômage, plutôt mal dégrossi et pas très débrouillard ? Mais, au fur et à mesure du film, leurs ressemblances finissent par nous frapper bien plus que leurs différences superficielles. Tous les deux sont désespérément seuls, ne sont pas doués avec les femmes quoiqu’ils ne « pensent qu’à ça », tous les deux ont un sentiment d’échec et doivent renoncer à leurs désirs et ambitions, et tous les deux doivent se confronter à leur propre vide.
Il est d’ailleurs significatif que le photographe, possesseur d’une énorme bibliothèque (qu’il a peut-être consultée autrefois ?) n’y jette jamais un seul coup d’œil et préfère passer sa vie devant la télévision – et on sent là le regard très critique du cinéaste sur ce personnage un peu lâche et qui se laisse aller à la facilité !
Un beau film, profond et sensible, et intelligemment pensé…

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J’avais initialement chroniqué « Uzak » dans le cadre de mon « Printemps des artistes » de 2022 puisque le héros de ce film est photographe et qu’il est question souvent de Tarkovski, mais finalement j’ai préféré chroniquer « Le Poirier sauvage » à cette occasion et repousser celui-ci en septembre.
Je retiens en tout cas l’intérêt de ce cinéaste pour les héros-artistes, d’autant plus qu’il a des choses très personnelles à en dire.