Deux extraits de Voyage au bout de la nuit de Céline

J’ai choisi deux extraits dans la partie du Voyage que je préfère, celle où Bardamu se trouve à New York.

Extrait page 271 :

La ville entière manquait de concierge. Une ville sans concierge ça n’a pas d’histoire, pas de goût, c’est insipide telle une soupe sans poivre ni sel, une ratatouille informe. Oh ! Savoureuses raclures ! Détritus, bavures à suinter de l’alcôve, de la cuisine, des mansardes, à dégouliner en cascades par chez la concierge, en plein dans la vie, quel savoureux enfer ! Certaines concierges de chez nous succombent à leur tâche, on les voit laconiques, toussantes, délectables, éberluées, c’est qu’elles sont abruties de Vérité ces martyres, consumées par Elle.
Contre l’abomination d’être pauvre, il faut avouons-le, c’est un devoir, tout essayer, se saouler avec n’importe quoi, du vin, du pas cher, de la masturbation, du cinéma. On ne saurait être difficile, « particulier » comme on dit en Amérique. Nos concierges à nous fournissent bon ou mal an, convenons-en, à ceux qui savent la prendre et la réchauffer, bien près du cœur, de la haine à tout faire et pour rien, assez pour faire sauter un monde. A New York on se trouve atrocement dépourvu de ce piment vital, bien mesquin et vivant, irréfutable, sans lequel l’esprit étouffe et se condamne à ne plus médire que vaguement, et bafouiller de pâles calomnies. (…)

Extrait page 293 :

Elle essayait bien aimablement de me retenir auprès d’elle Molly, de me dissuader …  » Elle passe aussi bien ici qu’en Europe la vie, vous savez, Ferdinand ! On ne sera pas malheureux ensemble. » Et elle avait raison dans un sens.  » On placera nos économies … on s’achètera une maison de commerce … on sera comme tout le monde…  » Elle disait cela pour calmer mes scrupules. Des projets. Je lui donnais raison. J’avais même honte de tant de mal qu’elle se donnait pour me conserver. Je l’aimais bien, sûrement, mais j’aimais encore mieux mon vice, cette envie de m’enfuir de partout, à la recherche de je ne sais quoi, par un sot orgueil sans doute, par conviction d’une espèce de supériorité.
Je voulais éviter de la vexer, elle comprenait et devançait mon souci. J’ai fini, tellement qu’elle était gentille par lui avouer la manie qui me tracassait de foutre le camp de partout. Elle m’a écouté pendant des jours et des jours, à m’étaler et me raconter dégoûtamment, en train de me débattre parmi des fantasmes et les orgueils et elle n’en fut pas impatientée, bien au contraire. Elle essayait seulement de m’aider à vaincre cette vaine et niaise angoisse. Elle ne comprenait pas très bien où je voulais en venir avec mes divagations, mais elle me donnait raison quand même contre les fantômes ou avec les fantômes, à mon choix.

14 réflexions sur “Deux extraits de Voyage au bout de la nuit de Céline

  1. Michel B.

    Voyage au bout de la nuit – Rigodon : le premier et le dernier roman de Céline… Je préfère également le style du premier… Il me semble que le style de ses derniers romans est un peu trop appuyé, caricatural…
    Merci pour ces beaux extraits !

      1. Oh ce n’est pas le « personnage », malgré tout il est considéré comme un des meilleurs écrivains français. C’est juste qu’on ne peut pas tout lire, qu’il faut faire des choix selon le temps dont on dispose. Et que je ne prends certainement plus assez de temps pour lire. Pour ça aussi que les extraits de livres sont importants.

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