Trois poèmes d’Abdellatif Laâbi

laabi_principe J’ai trouvé ces trois poèmes dans le recueil Le principe d’incertitude publié aux éditions de la Différence en 2016.
Abdellatif Laâbi, né à Fes en 1942 est à la fois poète, romancier, dramaturge et essayiste. Il a obtenu le Prix Goncourt de la Poésie en 2009 et le Grand Prix de la Francophonie de l’Académie française en 2011.

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Au miroir incorruptible de la page
impossible de mentir
Je sais maintenant
qu’aucun calcul savant
aucune intelligence supérieure
ne pourront m’éclairer
de mon vivant
sur l’énigme de l’Univers
Devant celle-ci
même la poésie la plus aventureuse
doit honnêtement rendre les armes
Je mourrai donc
idiot

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Les mots que j’ai élevés
nourris, vêtus, soignés
et lancés dans la langue
ne me reconnaissent plus
Je les soupçonne de nourrir à mon égard
de noirs desseins
Qu’ils aillent au diable !
Je n’aurai qu’à rendre mon tablier
remiser mes outils
me glisser dans la peau de l’animal
le plus proche de ma sensibilité
puis apprendre le cri qui va me distinguer
et me faire comprendre
au sein de ma nouvelle espèce

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Tu n’as pas senti passer le temps !
Banalité des banalités
Mais comment dire la chose autrement ?
Tu sors du berceau de l’enfance
et tu fais ta toilette
devant le miroir de la jeunesse
Au moment de t’habiller
ce sont les vêtements de l’adulte
que tu revêts
Tes cheveux ont déjà blanchi
quand tu prends ton petit déjeuner
Et voilà que tu sors de la maison
les pieds devant
Tu n’as ni déjeuné ni dîné
Tu n’as pas suivi
la course du soleil dans le ciel
et tu n’as pas goûté
à la douceur de la nuit
Un jour
ne serait-ce qu’un jour
t’aurait suffi
en guise d’éternité

Deux poèmes de Jacques Charpentreau

charpentreau_profond_silence J’ai trouvé ces deux poèmes dans le dernier recueil de Jacques Charpentreau – recueil qui date de 2015 et qui a été publié aux éditions La Tourelle Maison de Poésie.

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L’impossible retour

La porte ouvrit sur un jardin,
L’eau du temps coulait des fontaines,
Et j’allais vers des voix lointaines
A l’horizon jamais atteint.

Au ciel d’argent, miroir sans tain,
Le soleil, promesse hautaine,
Hostie rouge sur sa patène,
S’offrait plus neuf chaque matin.

S’est fermé l’éventail des routes,
Les promesses se sont dissoutes,
Et toutes les joies se dénouent.

Les oiseaux ont mangé les miettes.
Je cherche dans la nuit inquiète
Le chemin perdu de chez nous.

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La falaise

Du bord fleuri de la falaise
On voit la mer plate et sans rides,
Le tumulte du cœur s’apaise,
L’obscur de l’âme s’élucide.

Au bord venteux de la falaise
On respire un souffle rapide,
On s’allège, et plus rien ne pèse
Quand le rêve au vent se débride.

Au bord abrupt de la falaise
La terre sous mes pieds s’élide.
Les voix aimées soudain se taisent.
Devant moi s’est ouvert le vide.

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