« Tais-toi, je t’en prie » de Raymond Carver

Ca faisait longtemps que j’entendais parler des nouvelles de Raymond Carver et que je remettais à plus tard l’idée de les découvrir. Je me suis finalement procuré ce recueil-ci, « Tais-toi, je t’en prie« , qui est l’un des plus connus, et qui contient vingt-deux nouvelles, de longueurs et d’inspirations variées.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Points
Date de publication initiale : 1976 (de cette édition française : 2010)
Traduit de l’anglais (américain) par François Lasquin
Nombre de pages : 317

Note biographique sur l’auteur

Raymond Carver (1938-1988) a été veilleur de nuit, standardiste ou encore enseignant avant de se consacrer à l’écriture. Romancier et nouvelliste, il est considéré aujourd’hui comme « le Tchékhov américain ». Couronnée de nombreux prix, son œuvre est traduite au Japon et en Europe.
(Source : éditeur)

Quatrième de Couverture

Ici comme ailleurs, des silhouettes usées s’échouent dans des dîners et parlent du temps qui passe, de la vie comme elle va, toujours un peu bancale et de guingois. Ici comme ailleurs, les changements sont remis à demain, on se contente de petits mieux faute d’aller bien. Ici comme ailleurs, les rêves se dissolvent et les espoirs disparaissent dans les volutes d’une énième cigarette.

Mon Avis

Ces nouvelles ont été écrites, parait-il, entre 1960 et 1974, et on retrouve bien l’atmosphère de ces années-là, aux Etats-Unis, avec les beatniks barbus et aux cheveux longs qui provoquent le courroux du voisinage en ne travaillant pas, la société de consommation, l’omniprésence de la cigarette et des bières, parfois la drogue, les préoccupations terre-à-terre d’une classe moyenne qui ne se fait pas trop d’illusions sur l’avenir, les désirs de déménagements, de voyages ou d’évasion qui ne se concrétisent pas forcément, les fantasmes des adolescents quand ils font l’école buissonnière, les multiples petites déconvenues de la vie de famille, les animaux domestiques casse-pieds et les voisins non moins enquiquinants, les étudiants pauvres qui ont envie d’une existence tranquille, etc.
La plupart de ces histoires nous dépeignent la vie quotidienne banale de cette époque-là, dans une langue assez simple, des phrases plutôt courtes, des dialogues réalistes. Pourtant, dans cette banalité, on sent que le drame n’est pas très loin, la crise est proche mais elle n’éclate généralement pas. Ou alors ce sont de très petits drames, telle cette bagarre à coups de poings entre deux pères de famille dont les fils ont été mis en cause dans un vol de bicyclette (dans « Bicyclettes, muscles, cigarettes« ) ou encore cet autre père de famille qui a abandonné le chien de ses enfants, une nuit, en cachette, et qui essaye ensuite désespérément de le récupérer, plein de remords (dans « Jerry et Molly et Sam« ).
Les problèmes conjugaux tiennent également une grande place dans ces nouvelles : dans « Ils t’ont pas épousée« , un mari décide brutalement que sa femme, une serveuse de bar, doit maigrir, après avoir entendu des remarques désobligeantes sur son compte, et il devient un vrai tyran. Dans « Tais-toi, je t’en prie« , la dernière nouvelle, éponyme, un homme se rend compte au cours d’une discussion anodine avec sa femme qu’elle l’a probablement trompé, quelques années auparavant, et il s’enfuit de chez lui, passe la nuit dehors, sentant sa vie lui échapper, sur le point de basculer dans l’inconnu, dans l’effroi, avant que tout retourne finalement à la normale le lendemain.
Les trois nouvelles que j’ai préférées sont « La femme de l’étudiant » (où le désespoir surgit inopinément – très poignante !), « Pourquoi, mon chéri ? » (extrêmement surprenante et réjouissante – j’ai bien ri) et « Jerry et Molly et Sam » (une fine analyse psychologique, une sorte d’ironie amère, une situation criante de vérité).
Un recueil de nouvelles excellent ! La variété des thèmes, des tonalités, des situations rend la lecture distrayante. Si vous aimez ce genre littéraire, c’est à conseiller !

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Un Extrait page 97
(de la nouvelle « Soixante arpents »)

Il attira une chaise à lui et s’assit à côté de la table.
Sa femme fit oui de la tête. Waite ne dit rien d’autre. Simplement, il abaissa son regard et se mit à gratter la table de l’ongle de son pouce gauche.
– Tu les as attrapés ? interrogea Nina.
– Deux gamins, dit-il. Je les ai laissés partir.
Il se leva, passa de l’autre côté du poële, cracha dans le coffre à bois et resta debout, les deux mains accrochées aux poches arrière de son jean. Derrière le poële, la cloison en bois était noircie et cloquée. La forme confuse d’un filet de pêche entortillé autour des pointes d’un trident à saumon dépassait d’une étagère au-dessus de sa tête. Il n’arrivait pas à comprendre ce que c’était. Il l’examina, les yeux plissés.
– Je les ai laissés partir, dit-il. Peut-être que je n’ai pas été assez dur avec eux.
– Tu as bien fait, dit Nina.
Il jeta un coup d’œil en direction de sa mère. Mais la vieille femme était impassible. Elle se bornait à le fixer de ses yeux noirs.
– Je ne sais pas, dit-il.
Il essaya d’y réfléchir, mais déjà il lui semblait que tout cela était très vieux.
– J’aurais dû leur faire plus peur que ça, dit-il. Il regarda sa femme.
– Ils étaient sur mes terres, ajouta-t-il. J’aurais pu les tuer.
– Tuer qui ? dit sa mère.
– Deux gamins qui s’étaient introduits sur nos terres de Cowiche Road. C’est à leur sujet que Joseph Eagle a téléphoné.
(…) 

*

Un autre extrait page 134
(de la nouvelle « L’aspiration« ) 

Je vais vous montrer quelque chose, il a dit. Il a sorti une petite carte de la poche de sa veste. Regardez, il m’a dit en me la tendant. Il n’a jamais été question que vous achetiez quoi que ce soit. Mais cette signature, là, vous voyez ? C’est la signature de Mrs Slater, oui ou non ?
J’ai examiné la fiche. Je l’ai levée vers la lumière. Je l’ai retournée, mais le verso était vierge de toute inscription. Et alors ? J’ai dit.
La carte de Mrs Slater a été tirée au hasard dans une corbeille qui contenait des centaines d’autres cartes en tous points pareilles à celle-ci. Mrs Slater est au nombre des heureux gagnants. Elle a gagné un nettoyage complet, avec shampouinage de moquette. Sans obligation de sa part. Je suis même supposé aspirer votre matelas, mon cher monsieur, euh… Vous serez éberlué en voyant ce qui peut s’amasser dans un matelas au fil des mois, au fil des ans. Chaque jour, chaque nuit de notre vie nous perdons d’infimes parcelles de nous-mêmes, toutes sortes de menus résidus, de petites squames minuscules qui tombent de çà, de là. Et savez-vous où elles vont, ces petites miettes de nos êtres ? Eh bien, je vais vous le dire : elles traversent nos draps, s’incrustent dans nos matelas ! Et dans nos oreillers aussi, bien entendu.
(…) 

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Un Extrait page 167
(de la nouvelle « La femme de l’étudiant »)

Quand le jour commença à poindre au-dehors, elle se leva et s’approcha de la fenêtre. Le ciel virait au blême au-dessus des collines. Il n’y avait pas un seul nuage. Les formes des arbres et des immeubles de deux étages qui s’alignaient le long du trottoir d’en face émergeaient peu à peu de la grisaille. La lumière s’élevait rapidement de derrière les collines, et le ciel s’éclaircissait à vue d’œil. Hormis les matins où elle se réveillait avec l’un ou l’autre des enfants (et ils n’entraient pas en ligne de compte, car dans ces cas-là elle était trop occupée pour regarder dehors), elle n’avait vu le soleil se lever que quelques rares fois, quand elle était petite. Mais des levers de soleil de son enfance, aucun n’avait été pareil à celui-ci. Aucune des photos qu’elle avait vues, aucune de ses lectures ne l’avait préparée à l’idée qu’un lever de soleil pût être aussi atroce.
(…)