« Rêver debout » de Lydie Salvayre

Couverture au Seuil

Je termine ce mois thématique sur la maladie psychique par le dernier livre de Lydie Salvayre, « Rêver debout« , qui vient de sortir en septembre 2021 aux éditions du Seuil, un bel essai littéraire sur le personnage de Don Quichotte, un héros que la psychiatrie moderne pourrait qualifier de schizophrène et qui passait déjà, en son temps, pour complètement fou.

Note pratique sur le livre :

Editeur : Le Seuil
Année de publication : 2021
Nombre de Pages : 200

Note sur l’écrivaine

Lydie Salvayre (née en 1948 ) a écrit une douzaine de romans, traduits dans une douzaine de langues, parmi lesquels La compagnie des spectres (Prix Novembre), BW (Prix François Billetdoux), et Pas Pleurer (Prix Goncourt 2014). Avant d’être écrivaine elle exerçait le métier de psychiatre.

Quatrième de couverture :

« Pourquoi, Monsieur, expliquez-moi pourquoi, vous moquez-vous de votre Quichotte lorsqu’il ne s’accommode pas de ce qu’on appelle, pour aller vite, la réalité ? »
Une femme d’aujourd’hui interpelle Cervantes, génial inventeur de Don Quichotte et du roman éponyme, dans une suite de quinze lettres. Tour à tour ironique, cinglante, cocasse, tendre, elle dresse l’inventaire de ce que le célèbre écrivain espagnol a fait subir de mésaventures à son héros pourfendeur de moulins à vent.
Convoquant ainsi l’auteur de toute une époque pour mieux parler de la nôtre, l’autrice de « Pas Pleurer » brosse le portrait de l’homme révolté par excellence, animé par le désir farouche d’agrandir une réalité étroite et inique aux dimensions de son rêve de justice.
Un livre-manifeste, autant qu’un vibrant hommage à un héros universel et à son créateur.

Mon Avis :

Dans cet essai, Lydie Salvayre adresse quinze longues lettres à Cervantès, dans lesquelles elle lui expose en détail tous les motifs de son admiration pour Don Quichotte et, secondairement, pour Sancho Pansa. Elle reproche au grand écrivain espagnol de malmener ses deux sympathiques personnages, de les ridiculiser, de leur infliger les traitements les plus sadiques, alors que tous les deux (mais surtout Don Quichotte) représentent un idéal de justice, d’égalité et de fraternité entre les humains. Le « chevalier à la triste figure » incarne les plus hautes vertus, inspirées par la littérature, auxquelles on peut accéder : à la fois christique, d’un courage exemplaire, anar, indifférent aux biens matériels et détaché des plaisirs sensuels, féministe, et précurseur de notre modernité sur beaucoup de plans.
Au fil des lettres, Lydie Salvayre nous livre sa lecture toute personnelle du Don Quichotte et nous fait l’éloge à la fois d’une certaine dose de folie et de l’utopie : elle nous exhorte à rêver des choses impossibles, difficiles à atteindre, susceptibles de nous mettre en danger ou de nous exposer à des échecs cuisants mais, en tout cas, elle nous incite à ne pas nous satisfaire d’une réalité bassement étriquée. Elle nous fait remarquer que toutes les utopies se réalisent un jour ou l’autre. Elle nous donne, d’une certaine manière, une leçon d’espoir.
On pourrait faire remarquer à Lydie Salvayre, si on voulait pousser la critique un peu plus loin, que les utopies ont souvent engendré des catastrophes quand on a voulu les appliquer dans la réalité et que les rêves, très beaux sur le papier, se transforment fréquemment en cauchemars quand on entreprend de les mettre en œuvre concrètement. Mais « Rêver debout » est un livre optimiste, fougueux et volontaire, qui préfère survoler ces possibles objections, et on a envie de se laisser entraîner et convaincre par ces idées généreuses.

Une vision de la folie qui est en tout cas bien plus positive et enthousiasmante que l’image repoussante donnée par l’autre livre de Lydie Salvayre, également sorti en septembre 2021 sur le thème de la schizophrénie, qui s’intitule Famille et que je n’ai pas tellement apprécié.

Mais celui-ci est un beau livre !

Un Extrait page 64

Lui qui aspirait au plus haut, il déchoit au plus bas ; et chute à l’instar de l’imprudent Icare qui avait, comme lui, trop présumé de ses forces.

L’ivresse du combat dissipée (ivresse est le mot car il y a chez Don Quichotte quelque chose de l’ordre d’une exultation, d’une défonce, d’une griserie secrète à se battre et frapper), le voici donc rendu au sol « avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre » (cette citation, qu’aucun lycéen n’oserait glisser aujourd’hui dans un devoir de terminale tant elle a servi depuis 1871, devrait, me semble-t-il, vous parler.)

Il réalise alors qu’il existe un abime entre le monde de ses rêves et celui auquel, jour après jour, il se cogne ; entre ce qu’il avait follement désiré et les fruits véreux que, dépité, il cueille ; entre les chevauchées fabuleuses du « Beau Ténébreux » protégé par sa bonne fée Urgande et ses expériences foireuses sur les chemins caillouteux de la Manche, sans aucun philtre à boire ni l’ombre d’une fée à l’horizon.

Son tort, sa faute impardonnable, fut de prendre la littérature à la lettre, et ses fictions pour argent comptant.
La littérature lui a menti. La littérature l’a floué. La littérature lui a fait miroiter un monde qui n’existe pas. (…)


Marcher jusqu’au Soir de Lydie Salvayre

couverture du livre

J’ai lu ce livre dans le cadre de mon défi « le Printemps des Artistes » d’avril et mai 2021. En réalité, j’avais déjà acheté cet ouvrage bien avant l’invention de ce thème, mais il s’est trouvé que les deux pouvaient coïncider.

J’aime beaucoup Lydie Salvayre (née en 1948, Prix Goncourt en 2014 pour son roman Pas Pleurer), ayant lu déjà trois ou quatre de ses livres, et celui-ci, sur le thème de l’art et des artistes, me paraissait très attirant.

De quoi s’agit-il dans cet essai ?

Lydie Salvayre reçoit une curieuse proposition d’une de ses amies (ou relations) : elle pourrait passer une nuit enfermée au Musée Picasso, à Paris, absolument seule avec un lit de camp, un ordinateur et de quoi écrire ses impressions littéraires sur cette expérience artistique insolite. Elle resterait dans ce musée jusqu’au matin, pendant que se déroule l’exposition Picasso-Giacometti qui confronte les sculptures des deux célèbres artistes du 20è siècle. La réaction de Lydie Salvayre vis-à-vis de cette proposition est d’abord très négative mais à force d’avancer des arguments hostiles elle finit par se convaincre elle-même d’accepter cette expérience, avec un esprit d’autocontradiction assez amusant.
Elle passe donc une nuit à errer entre les sculptures et à regarder L’homme qui marche sous toutes ses coutures mais ce sont de longues heures douloureuses, où la peur le dispute à la colère et à des désirs de fuite, de rejet, de souvenirs d’enfance pleins de tristesse ou de révolte.

Mon humble avis :

Ce livre est une rencontre intime entre une écrivaine et les œuvres de Giacometti, particulièrement L’Homme qui marche mais, aussi, accessoirement, avec la sculpture du chien ou les nombreux portraits de Diego, ou certaines autres.
Lydie Salvayre se plaint de ne rien éprouver vis-à-vis de ces œuvres, de ne pas avoir la fibre artistique, alors que visiblement elle est prise dans ce Musée par un véritable tourbillon émotionnel (très négatif) qui la renvoie à des souvenirs d’enfance, à la violence et à la folie de son père, à des frayeurs très anciennes.
Cette expérience nocturne la renvoie aussi à ses origines sociales, à certaines humiliations éprouvées à l’âge adulte, des sensations de honte ou au contraire de révolte.
Elle considère que l’art est une chose bourgeoise, réservée aux riches, un signe de reconnaissance entre eux, une manière d’exclure ceux qui n’en possèdent pas les codes. Et précisément, elle se sent exclue de ce monde.
Je ne sais pas si j’ai été tellement convaincue par tous ces arguments (qu’on retrouve d’ailleurs chez des tas d’autres écrivains, d’Albert Cohen à Annie Ernaux, et bien d’autres). Selon moi, l’art est une des activités caractéristiques de l’être humain et toutes les sociétés, des plus riches aux plus pauvres, l’ont pratiqué… Et puis, beaucoup d’artistes ont été ou sont pauvres. Mais passons.
En tout cas, ce livre est bien écrit et possède une énergie, une fougue qui est agréable à suivre. Par ailleurs, on sent la sincérité de Lydie Salvayre et son emportement m’a revigorée. Et puis, elle écrit de très belles pages sur Giacometti et sa recherche impossible de la perfection, son goût de la pauvreté qui en faisait presque un saint (à sa manière).

logo du défi

Voici un Extrait page 9 (première page du livre)

Non, je lui ai dit non merci, je n’aime pas les musées, trop de beautés concentrées au même endroit, trop de génie, trop de grâce, trop d’esprit, trop de splendeur, trop de richesses, trop de chairs exposées, trop de seins, trop de culs, trop de choses admirables. Résultat : les oeuvres entassées s’écrasent les unes sur les autres comme les bêtes compressées d’un troupeau et la singularité propre à chacune d’elles se voit aussitôt étouffée. Puis j’ai ajouté, tu vois ce qui est mal foutu dans les musées c’est que leur transition vers le dehors s’opère toujours de façon trop brutale, je veux dire sans la moindre préparation. Il faudrait aménager des passages, quelque chose comme des sas de décompression, des paliers de réadaptation au médiocre, de réaccoutumance progressive à la laideur, de sorte qu’au sortir de cette overdose de sublime à te flanquer la nausée, sitôt le seuil franchi, le retour à la vie quotidienne si imparfaite, si grise, si moche parfois, s’opère plus en douceur, tu comprends ?
(…)

Giacometti : L’homme qui marche

Pas pleurer, le roman de Lydie Salvayre

Salvayre_Pas-pleurer
Ces six derniers mois j’ai lu trois romans de Lydie Salvayre : La Puissance des Mouches, que je n’ai pas chroniqué parce que ce livre m’avait impressionnée et « laissée sans voix », La compagnie des spectres, que je n’avais pas chroniqué non plus car j’attendais d’avoir en quelque sorte « digéré » la forte impression laissée par cette lecture, et enfin Pas Pleurer, que j’ai terminé il y a près de trois semaines et que je n’étais pas loin de renoncer à chroniquer parce qu’il me semblait que tout avait déjà été dit sur ce livre et que je ne ferais que répéter ce qui avait été dit cent fois sur d’autres blogs ou sites de critiques.
Mais bon, comme j’aime vraiment beaucoup les œuvres de Lydie Salvayre, je ne laisserai pas passer une troisième fois l’occasion de commenter un de ses romans.

L’histoire est loin d’être simple, mais voici le point de départ : la narratrice, Lidia, d’origine espagnole, fait une sorte d’enquête sur ses origines, ce qui l’amène à écouter attentivement les récits que sa mère, Montse, fait dans une sorte de langue étrange entre le français et l’espagnol que Lidia appelle le « fragnol ». Dans ces récits, elle se remémore l’été 1936, alors qu’elle avait quinze ans, que le vent de la liberté et de la révolution soufflait sur l’Espagne, et qu’elle était en train de vivre la plus intense et la plus belle période de sa vie. Lidia, parallèlement, s’intéresse à l’œuvre de Bernanos, et particulièrement à ce qu’il écrivait au sujet des horreurs commises pendant la Guerre d’Espagne dans son livre Les grands cimetières sous la lune.

J’avoue que je ne suis pas, habituellement, passionnée par les romans où le cadre historique est très marqué, et d’autant moins quand il s’agit d’une période historique dont je ne connais pas grand chose (avant de lire ce roman, la Guerre d’Espagne se résumait à deux lignes dans mon esprit). Ceci dit, le fait de me sentir immergée dans cette période de l’histoire, où les idéaux étaient placés très hauts, et où le courage n’était pas un vain mot, est loin d’avoir été désagréable. Ce que j’ai appris grâce à ce livre, c’est l’existence du conflit très fort entre les anarchistes (libertaires) et les communistes (staliniens) au début de la Guerre d’Espagne, et la manière dont les uns et les autres essayaient de manœuvrer pour se gagner les bonnes grâces de la population.
J’ai retrouvé dans Pas pleurer cette forte expression de haine du fascisme que j’avais déjà rencontrée dans La Compagnie des Spectres, et qui, malgré son côté répétitif et parfois outrancier, n’en est pas moins sympathique et respectable, donnant vraiment l’impression d’une haine viscérale, s’exprimant avec ardeur et jubilation.
Il m’a semblé que les trois phases émotionnelles traversées par Montse en cet été 1936 (la candeur, la passion et la résignation) étaient décrites et rendues avec une grande justesse, et que les états transitoires d’une émotion à l’autre étaient vraiment réalistes bien qu’assez rapides.
J’ai été un peu gênée par les nombreux dialogues en espagnol – que je n’ai pas le bonheur de comprendre – et j’ai eu plusieurs fois l’impression frustrante de passer à côté de détails importants. Mais c’est ma seule petite réserve concernant ce roman, que j’ai trouvé pour le reste excellent, sans temps mort, et avec des personnages plein de fougue et d’élan.

Pas pleurer était paru aux éditions du Seuil, et a reçu le prix Goncourt en 2014.