Des Poèmes japonais contemporains

Couverture chez Picquier

Ces poèmes sont extraits du livre « 101 poèmes du Japon d’aujourd’hui » paru chez Picquier en 2014 dans une traduction de Yves-Marie Allioux et Dominique Palmé.

Résumé de l’éditeur :

 » Les 55 poètes dont les œuvres figurent dans ce recueil sont, en toute objectivité, les plus éminents représentants de la poésie japonaise contemporaine. C’est évidemment au lecteur que revient la liberté d’apprécier les 101 poèmes présentés ici, mais une chose est sûre : on a retenu, pour chaque auteur, le texte qui semblait mettre le mieux en valeur l’originalité de son écriture. Des œuvres majeures qui eurent un grand retentissement à l’époque de leur publication, au point d’alimenter les polémiques, et qui marquent des étapes essentielles dans l’évolution de la poésie au cours des dernières décennies. »

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Poèmes Extraits du livre

Ôoka MAKOTO
(né en 1931)

CHÔFU V

Vivre en ville
C’est posséder quelque part en ville un endroit que l’on aime.
C’est savoir qu’il y a quelque part en ville une personne que l’on aime.
Sans cela, on ne pourrait pas vivre.

L’enfant a beau grandir à vue d’œil
Son père, lui, n’a pas conscience de vieillir
Jusqu’au jour où, soudain, cette inconscience le terrifie
Etranger croisé dans la rue, inconnu qui n’est autre que soi-même

De moi-même je me suis perdu et j’erre au loin
Mais quelque part en ville je cache un endroit que j’aime.
Je cache une personne que j’aime. Sans en avoir l’air.
Ainsi donc, je suis « chef de famille ».

Puis un jour la nuque de mon fils qui déplie le journal en silence
Se détache toute fine dans la lumière du matin, et sa vue m’emplit de tendresse
Surprise proche du chagrin.
 » Akkun, atteindras-tu bientôt toi aussi l’âge où l’on part à la guerre ? »

(1981)

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Rin ISHIGAKI
(née en 1920 – morte en 2004)

CORBICULA

Au milieu de la nuit je me suis éveillée.
Les petites coques achetées la veille au soir
Dans un coin de la cuisine
Bouche ouverte vivaient encore.

« Quand viendra le matin
Toutes autant que vous êtes
Vous allez y passer ! »

D’un rire de vieille sorcière
Je me suis mise à rire.
Après quoi
Bouche entrouverte
Pour cette nuit du moins il ne me restait plus qu’à dormir.

(1968)

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Noriko IBARAGI
(1926-2008)

LORSQUE J’ETAIS UNE JEUNE FILLE EN FLEUR

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Les villes s’écroulaient avec fracas
A travers d’incroyables endroits
On entrevoyait parfois un bout de ciel bleu

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Autour de moi beaucoup de gens moururent
Dans les usines en mer sur des îles inconnues
Et je perdis alors toute chance de me faire belle

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Personne ne m’a gentiment fait présent du moindre cadeau
Les hommes ne connaissaient rien d’autre que le salut militaire
Tous partaient en laissant derrière eux leur seul beau regard

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Mon cerveau restait vide
Mon cœur s’était fermé
Seuls brillaient tout bronzés mes mains et mes pieds

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Mon pays a perdu la guerre
Non mais y a-t-il rien de plus bête !
Retroussant les manches de mon chemisier je me mis à arpenter fièrement la servile cité

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Les radios déversèrent soudain des flots de jazz
Et prise de vertige comme en fumant une cigarette interdite
Je dévorais cette douce musique venue d’une contrée étrangère

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
J’étais très malheureuse
Je nageais en pleine confusion
Je me sentais affreusement triste

Aussi ai-je pris le mors aux dents bien décidée à vivre le plus longtemps possible
Tard dans sa vie n’avait-il pas peint des tableaux rudement beaux
En France, le vieux Rouault ? Eh bien je ferai comme lui !
Oui comme lui !

(1958)

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Des Poèmes d’Ingeborg Bachmann

Une poète de langue allemande que je n’avais encore jamais lue et que j’ai découverte grâce à ces Feuilles Allemandes de 2022, Ingeborg Bachmann (1926-1973), de nationalité autrichienne et qui fut l’amie et l’amante de Paul Celan mais aussi son inspiratrice et son interlocutrice poétique préférée.

Note Pratique sur le livre

Genre : Poésie
Editeur : Gallimard
Année de parution en français : 2015
Edition bilingue avec une préface et une traduction de Françoise Rétif
Nombre de Pages : 581

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Note sur la Poète

Ingeborg Bachmann naît en Autriche près des frontières suisse et italienne. Son père, professeur, adhère au parti nazi hitlérien dès 1932. Elle fait des études de germanistique et de philosophie à Vienne et obtient son doctorat en 1950. Elle rencontre Paul Celan en 1948 et ils s’influencent mutuellement sur le plan littéraire. A partir de 1952, elle adhère au Groupe 47 qui réunit des écrivains allemands désireux de rompre avec la période du nazisme et de renouveler profondément la littérature. Son premier recueil poétique « Le temps en sursis » lui apporte une grande renommée. Elle publie par la suite des nouvelles, un roman (« Malina », 1971), un autre recueil poétique (Invocation de la grande ourse, en 1956). Elle meurt dans un incendie accidentel à l’âge de quarante-six ans seulement. Ayant laissé un grand nombre d’écrits inédits, son oeuvre est encore en cours d’exploration.

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Trois Poèmes d’Ingeborg Bachmann

Extrait du recueil « Le Temps en sursis » (1953)

Page 177

Les Ponts

Devant les ponts le vent tend plus fort le ruban.

Aux traverses le ciel pulvérisait
son bleu le plus sombre.
De ce côté et de l’autre nos ombres
changent sous la lumière.

Pont Mirabeau… Waterloobridge…
Comment les noms supportent-ils
de porter les sans-nom ?

Émus par les perdus
que la foi ne portait pas,
les tambours dans le fleuve s’éveillent.

Tous les ponts sont solitaires, 
et la gloire leur est dangereuse, 
comme à nous, même si nous croyons percevoir 
le pas des étoiles 
sur notre épaule. 
Cependant, au-dessus de la pente de l’éphémère 
nul rêve ne déploie une arche pour nous.

Il vaut mieux vivre
au nom des rives, de l’une à l’autre,
et veiller tout le jour,
que celui qui a reçu mission coupe le ruban.
Car il atteint les ciseaux du soleil
dans le brouillard, et s’il est ébloui,
le brouillard l’enlace dans la chute. 

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Extrait du recueil « Invocation de la Grande Ourse » (1956)

Page 323

Ce qui est vrai

Ce qui est vrai ne jette pas de poudre aux yeux,
ce qui est vrai, sommeil et mort l’exigent de toi,
comme ancrés dans ta chair, chaque douleur portant conseil,
ce qui est vrai déplace la pierre de ta tombe.

Ce qui est vrai, même hors de portée, évanescent
dans le germe et la feuille, dans le lit pourri de la langue
une année et une autre année et tous les ans durant-
ce qui est vrai ne crée pas de temps, il le compense.

Ce qui est vrai fait la raie à la terre,
démêle rêve et couronne et les travaux des prés,
monte sur ses ergots et plein de fruits extorqués
te foudroie et te boit tout entier.

Ce qui est vrai n’attend pas l’expédition de prédateurs
où pour toi peut-être tout est en jeu.
Tu es sa proie, quand s’ouvrent tes plaies,
rien ne t’attaque qui ne te trahisse en fait.

Arrive la lune et ses cruches de fiel.
Alors bois ton calice. La nuit tombe amère.
Dans les plumes des pigeons floconne la lie,
tant qu’une branche n’est pas mise à l’abri.

Tu es prisonnier du monde, de chaînes encombré,
mais ce qui est vrai trace des fissures dans le mur.
Tu veilles et guettes ce qui est juste dans l’obscurité,
tourné vers l’issue inconnue.

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Extrait des « Poèmes 1957-1961 »

Page 411

Aria I

Où que nous allions sous l’orage de roses,
la nuit est éclairée d’épines, et le tonnerre
du feuillage, naguère si doux dans les buissons,
est maintenant sur nos talons.

Où toujours on éteint ce qu’enflamment les roses,
la pluie nous emporte dans le fleuve. Ô nuit plus lointaine !
Une feuille pourtant, qui nous toucha, sur les ondes dérive
derrière nous jusqu’à l’embouchure.

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La Montagne Magique de Thomas Mann (2è moitié)

Couverture au Livre de Poche

J’avais déjà fait paraître ici, en octobre dernier, un billet sur la première moitié de « La Montagne Magique » et voici une chronique après lecture de la deuxième moitié.
Vous pourrez vous reporter à mon premier article pour le résumé du début de l’histoire et les renseignements pratiques sur le livre.

La Suite de l’histoire

Cette deuxième moitié est tout à fait passionnante et il se passe beaucoup plus de choses que dans les six-cents premières pages. Plusieurs personnages importants apparaissent successivement : le jésuite Naphta, très brillant sur le plan intellectuel, devient le contradicteur habituel de l’humaniste et franc-maçon italien Settembrini. Naphta est à la fois communiste, religieux, doloriste, terroriste et il représente l’obscurantisme et les forces néfastes de l’esprit, sous une apparence séduisante et mûrement réfléchie. Entre les deux philosophies antagonistes que Naphta et Settembrini défendent, Hans Castorp hésite et n’est finalement convaincu par aucune des deux. Il en a d’ailleurs la révélation soudaine lors d’une randonnée à ski, en solitaire, au cours de laquelle il se fait surprendre et ensevelir par une violente tempête de neige. Croyant sa dernière heure arrivée, Hans Castorp est pris dans des visions oniriques et merveilleuses qui dégénèrent bientôt en images cauchemardesques et il finit par percevoir une vérité frappante et fugitive. Un autre personnage important qui va apparaître est Mynheer Peeperkorn. Nouvel amant de Clawdia Chauchat, qui est revenue avec lui au sanatorium, il est un sexagénaire charismatique et d’une carrure imposante, mais pas très intelligent et peu doué pour les discours. Malgré tout, sa prestance et sa force physique suffisent à rendre tout à fait insignifiantes les joutes verbales des deux pauvres Settembrini et Naphta, qui sont relégués aux rôles de figurants. Hans Castorp est subjugué par Peeperkorn et ils deviennent de proches amis, au point que Clawdia Chauchat passe nettement au second plan. (…)

Mon humble Avis

J’ai eu l’impression que Thomas Mann voulait, avec ce livre, aborder TOUS les sujets imaginables car les thèmes sont innombrables et il parle même de sciences occultes et de séances de spiritisme, de l’hypnose, il fait intervenir des fantômes, il évoque longuement l’invention du phonographe et des disques (avec ses préférences musicales et ses opéras favoris), il nous parle de l’apprentissage du ski, de l’amour, de l’amitié, de l’ennui (qu’il appelle inertie), des jeux de cartes, de l’antisémitisme, de la violence, de la guerre de 14, etc.
J’ai quelquefois pensé à Proust en lisant ces pages car il y a ici aussi une recherche du temps perdu, un désir de rentrer dans le détail de chaque instant vécu et d’observer le monde à la loupe, dans toutes ses manifestations physiques, climatiques, psychiques, historiques, ce qui a parfois un effet vertigineux et aussi fascinant. Thomas Mann déclare d’ailleurs à plusieurs moments que ce roman est un livre sur le temps et il analyse les rapports de la littérature et du temps, ce que j’ai trouvé insolite et très enthousiasmant.
Cette deuxième partie du roman réserve aux lecteurs plusieurs moments de grande surprise et sans doute plus d’émotions fortes que la première partie, où les personnages s’installent lentement et sagement dans cette longue histoire.
Les dernières pages du livre m’ont bouleversée, et je ne m’attendais pas à un tel dénouement.

Un Extrait page 831

(…) Un morceau de musique intitulé Valse de cinq minutes dure cinq minutes, c’est son seul et unique rapport au temps. Et pourtant, une narration dont le contenu s’étendrait sur une période de cinq minutes pourrait, quant à elle, en remplissant ces cinq minutes avec une minutie hors du commun, durer mille fois plus longtemps, tout en étant d’une divertissante concision, alors qu’elle serait affreusement languissante, auprès du temps de la fiction. D’autre part, il est possible que le temps inhérent au contenu excède grandement la durée de la narration elle-même, vue en raccourci – et si nous parlons de raccourci, c’est pour évoquer l’aspect illusoire, ou, disons-le très clairement, morbide, qui s’y rapporte sans contredit : en l’occurrence, la narration a recours à un sortilège occulte et à une perspective temporelle supérieure qui rappellent certains cas anormaux de l’expérience réelle, relevant nettement du surnaturel. On détient des écrits d’opiomanes attestant que le toxicomane, durant le bref temps de l’extase, fait des rêves dont la dimension temporelle s’étend sur dix, trente, voire soixante ans, outrepassant même toutes les possibilités humaines d’expérience du temps. (…)

Quelques Poèmes de Cécile Guivarch

Couverture chez « Les Lieux dits »

Ces poèmes sont extraits du recueil « Cent ans au printemps », dédié au grand-père paternel de la poète, et publié au printemps 2021 aux éditions « Les Lieux dits », dans la jolie collection des Cahiers du Loup bleu, dont j’ai eu le plaisir d’acquérir plusieurs recueils de poètes et poétesses différents.

Note sur la poète

Cécile Guivarch, née en 1976 près de Rouen, est une poète franco-espagnole (de langue française) qui a créé en 2005 et qui continue d’animer le site poétique Terre à Ciel. En 2017, elle est lauréate du Prix Yves Cosson pour l’ensemble de son œuvre. (Source : Wikipédia et moi)

Note sur le recueil

Ce livre recueille des souvenirs d’enfance en lien avec ce grand-père paternel et exprime avec délicatesse l’affection très forte entre la petite fille qu’elle était et cet homme aux yeux bleus intenses, proche de la campagne et de la mer, et qui avait fait la guerre. (source : moi)

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Personne n’a son regard
ni même la couleur de la mer

les canetons au creux des mains
je détale devant le dindon

le poème pour faire revenir
le sourire dans les yeux
nos deux extrémités

*

son odeur de tabac
(me serre tout contre)

***

Sont morts milliers de grands-pères
ce n’était pas le mien

qu’a-t-il pensé des avions
maisons tombées en gravats

un soldat évadé caché dans le grenier
devenu sourd et muet de ne pas avoir
le droit de parler

*

les mots sonnent vides
(comme des pas perdus)

***

Le jardin étendu plus loin que le jardin
les jours de pluie les herbes mouillées

sur le chemin interdit sauf riverains
des centaines de coquilles

les escargots déposés un à un dans un seau
pas pour une course de lenteur
les faire dégorger à l’ail puis au beurre

*

le persil toujours au jardin
(grand-père dans sa coquille)

***

(Dernier poème du recueil)

Il aurait eu cent ans au printemps
vingt ans comme ses années de mer

j’ai une barque dans la tête
elle va et vient avec les vagues

j’étais encore une enfant quand j’ai écrit
ma première rédaction
la couleur de ses yeux

*

se souvenir nous met au monde
(poitrine soulevée de tant de battements)

***

La Guerre des salamandres de Karel Capek

Ce roman est un classique de la Science-Fiction, ou plus exactement de la Politique-Fiction, car il a été écrit dans les années 1930 (en 1936 pour être exact), en pleine montée du fascisme et du nazisme, et on trouve de nombreuses allusions très claires à ces idéologies, sur le ton de la dénonciation satirique.
Karel Capek (1890-1938) est un des plus célèbres écrivains tchèques du 20è siècle, un des inventeurs de la Science-Fiction, à qui l’on doit notamment la création du mot « robot ». Il s’opposa aussi bien au fascisme qu’au communisme et mourut peu de temps avant la seconde guerre mondiale et alors que la Gestapo avait prévu de l’arrêter.

 

Petite note explicative sur l’histoire :

Ce roman est une dystopie, qui commence par la découverte dans un lagon du Pacifique d’une nouvelle espèce animale : la salamandre marine géante, parfois appelée Triton. Cet animal s’avère capable d’apprentissages intelligents comme la lecture, l’écriture, la compréhension de certaines sciences. Les humains cherchent d’abord à exploiter les salamandres parce qu’elles sont de remarquables pêcheuses de perles, puis pour la construction de digues et l’aménagement des fonds sous-marins. Ces bêtes font l’objet d’un commerce intensif dans une sorte de nouvel esclavage, et on les traite comme des êtres inférieurs, dont on conteste les droits et les talents. Mais bientôt, certains humains charitables prennent la défense des salamandres, oeuvrant pour leur éducation et leur meilleures conditions de vie. La Terre semble finalement vivre harmonieusement entre le monde sous-marin des salamandres et le monde terrestre des humains. Mais les salamandres se reproduisent à une vitesse exponentielle et il leur faut des côtes toujours plus nombreuses pour survivre. Le conflit entre les hommes et cette prolifique espèce marine, semble donc inévitable. (…)

 

Mon humble avis :

Cette dystopie m’a semblé être un portrait véridique mais peu flatteur de l’humanité. Dans ce livre, les hommes sont essentiellement guidés par l’appât du gain et leurs intérêts mercantiles à très court terme, ce qui les mène au désastre. Calculateurs, cruels, futiles, imprévoyants : tels apparaissent les hommes face aux salamandres. Mais, en même temps, quand cette espèce marine commence à devenir menaçante, les hommes se révèlent naïfs et pleins d’un angélisme optimiste hors de propos. Tout cela est extrêmement bien observé de la part de Karel Capek, qui nous livre souvent au cours du récit des textes présentés comme scientifiques, par exemple en biologie, en neurologie ou en économie, ou bien des articles de journaux, comme s’il s’agissait de documents authentiques, vérifiables. Et on sent que l’auteur s’est amusé à détourner des archives réelles pour les adapter à son livre. Ainsi, certains articles racistes des humains contre les salamandres semblent très inspirés des textes racistes du début du 20è siècle et la satire est particulièrement féroce et brillante !
Un livre drôle, captivant, et d’une très grande originalité, que j’ai dévoré en quelques jours à peine et que je vous conseille.

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Extrait page 321 :

Eh bien, X vous met en garde, poursuivait l’auteur anonyme. Il est encore possible de briser ce cercle froid et gluant qui nous enserre tous. Nous devons nous défaire des salamandres. Elles sont déjà trop nombreuses ; elles sont armées et elles peuvent lancer contre nous un matériel de guerre dont nous devinons à peine la force immense ; mais pour nous, les hommes, il est un danger plus terrible que leur nombre et leur force : leur victorieuse, leur triomphante infériorité. Je ne sais ce qu’il nous faut craindre davantage : leur civilisation humaine ou bien leur cruauté secrète, froide et animale. En tout cas ces deux choses prises ensemble leur donnent quelque chose d’incroyablement effrayant et de presque diabolique (…).

 

 

Le cul de Judas, d’Antonio Lobo Antunes

J’ai lu ce roman dans le cadre d’une nouvelle lecture commune avec Goran, du blog des livres et des films, que je vous invite à visiter de ce pas : ici.

Le cul de Judas est le deuxième roman de l’écrivain portugais Antonio Lobo Antunes (né en 1942, à Lisbonne), et a été publié en 1979. Je l’ai lu dans une traduction de Pierre Léglise-Costa, publiée aux éditions Métailié.

Dans ce livre, un homme parle à une femme dans un bar de Lisbonne. Il cherche sans doute à la séduire, à l’amener chez lui, mais son mode de séduction est pour le moins insolite : il lui raconte les deux années qu’il a passées en tant que médecin militaire en Angola, pendant la guerre coloniale. Sur tout son récit plane l’ombre de Salazar, le dictateur portugais, resté au pouvoir entre le début des années 1930 et 1970, et de ses milices ou polices politiques. Ce narrateur, cet homme dans ce bar, raconte les horreurs et l’absurdité de la guerre mais évoque aussi parfois son enfance, sa famille rigide et austère, et également la femme qui l’attendait à Lisbonne, avec leur petite fille, pendant qu’il était en Afrique. Pourquoi ce titre « le cul de Judas » ? D’après ce que j’ai compris, cette expression portugaise signifie « un trou perdu », un endroit reculé, oublié de tous. La femme du bar, celle à qui il confie tous ses souvenirs, ses amertumes, ses rancoeurs, l’écoute sans rien dire, et nous ne saurons jamais ce qu’elle pense de cet incroyable récit ni même comment elle s’appelle.
Mais je ne vous aurais rien dit de ce roman si je ne vous parlais pas de son extraordinaire écriture, faite de longues phrases, pleines de subordonnées, riches de métaphores surprenantes, rapprochant entre elles des réalités apparemment éloignées, pour des effets d’une merveilleuse poésie.
Et, effectivement, j’ai lu ce livre davantage comme un long poème que comme un roman classique, dans le sens où l’histoire se résume à assez peu de choses, et qu’on peine à démêler des événements bien marquants ou un déroulement logique de faits : on se trouve plutôt devant un déferlement d’images, de séquences, de visions, telles que la mémoire du narrateur nous les transmet, et telle qu’elle se révèle, violente et traumatique.

Extrait page 154 :

Qu’est-ce qui adviendrait de nous n’est-ce pas, si nous étions, effectivement heureux ? Vous imaginez comme cela nous laisserait perplexes, désarmés, cherchant anxieusement des yeux autour de nous un malheur réconfortant, comme les enfants cherchent les sourires de la famille lors de la fête du collège ? Avez-vous remarqué par hasard comme nous avons peur quand quelqu’un simplement, sans arrière-pensée, s’offre à nous, comme nous ne supportons pas une affection sincère, inconditionnelle, qui n’exige rien en retour ?

Rigodon, de Céline


N’ayant jamais lu de livre de Céline et n’ayant pas envie de m’embarquer dans la longue aventure du Voyage au Bout de la Nuit, je m’étais dit que Rigodon me permettrait de tester le fameux style du grand écrivain dans un volume un peu plus court.
Quand j’ai commencé Rigodon je ne savais pas qu’il s’agissait du dernier tome d’une trilogie autobiographique, où Céline fuit en Allemagne avec sa femme Lily, son chat Bébert et leur ami l’acteur La Vigue, en 1944, au moment de la défaite allemande et de l’arrivée des Alliés pour libérer l’Europe.
Pour autant, malgré le contexte qui s’y prêtait, Céline ne cherche pas à expliquer ses positions politiques dans ce livre : à trois ou quatre reprises il vocifère à propos de la race blanche et de sa prochaine extinction, mais il n’essaye pas de défendre ou de justifier ses idées.
J’ai eu beaucoup de mal à rentrer dans ce livre car, au début, on rentre directement dans le vif du sujet sans que rien ne soit expliqué et sans qu’on sache qui est qui et qui fait quoi, ni les raisons d’agir des protagonistes. Au bout d’un moment on comprend quand même où on se trouve et le but de nos quatre personnages : aller de trains en trains et de gares en gares, en traversant l’Allemagne jusqu’au Danemark, alors que tout le pays est bombardé par les alliés et que les gares et les trains sont particulièrement visés. Voyage chaotique semé de rencontres, d’accidents, de menaces, de violences … Un livre d’action, où tout est en mouvement, où tout est périlleux, où nos quatre personnages sont sur le qui-vive, dans l’urgence de la guerre : dans ce livre il se passe sans cesse quelque chose, il n’y a pas de place pour la réflexion posée ou la mise à distance d’une analyse raisonnable.
Le style de Céline est certes très vivant, très moderne, mais il a un côté hystérique et même frénétique qui m’a un peu fatiguée : tronçons de phrases séparés par des points de suspension, interjections, exclamations, impression d’être bousculé et malmené.
Je crois que le mieux est encore de vous donner un extrait représentatif.

Extrait page 176

Oh, que vous vous dites : que ce vieux con est assommant ! … oh certes, je veux, j’admets, je débloque … que je revienne à mes trois notes … dare-dare ! sans prétention … pour mon panorama d’Hanovre… vous comprenez il le faut !… avant que cette brique m’atteigne, m’ébranle, je n’avais pas de soucis, je me laissais bourdonner, tranquille, fuser sans ordre ni façon, trombonner n’importe comment, je me cherchais pas de musique… mais là, bon gré, mal gré, il me la faut!… je dirais même, une mélodie… voyez-moi ça ! pas instruit ni doué forcé de me grognasser des bribes… autre chose! mes cannes!… perdu les deux dans cette idiote explosion… que tout s’est abattu sur nous, enfin la façade… je crois, je suis pas sûr…

Hiroshima fleurs d’été, de Tamiki Hara


J’ai lu ce livre dans le cadre d’une lecture commune avec Goran du blog Des livres et des films, dont je vous invite à lire l’article dans la foulée : ici !
Ce récit se compose de trois parties chronologiques qui correspondent à l’avant, pendant et après l’explosion de la bombe atomique.
Pendant les quelques mois qui précèdent l’explosion de la bombe, Hiroshima nous est montrée comme une ville en alerte constante où, chaque nuit, les habitants évacuent leurs maisons par crainte d’un bombardement. Dans la journée, le héros assiste, impuissant, aux dissensions familiales et se promène dans la nature. Les usines continuent tant bien que mal à tourner.
Au moment de l’explosion de la bombe, le narrateur est plus ou moins protégé de la mort par le fait qu’il se trouve aux toilettes. Chercher à savoir si ses proches sont encore en vie est son principal souci. Dans ses déambulations au milieu des ruines, il témoigne de l’horreur de ce qu’il voit. Il essaye de sauver certaines personnes mais, parfois, c’est impossible.
Après l’explosion de la bombe, la famille a trouvé refuge dans un village non loin d’Hiroshima et essaye de panser ses plaies, mais pour certains, le mal s’aggrave, les plaies s’infectent, certains meurent dans de terribles souffrance, d’autres en réchappent mystérieusement.

Mon avis : Ce livre est un précieux témoignage sur la bombe atomique, et nous donne une idée des répercussions physiques et psychologiques subies par les victimes.
J’ai trouvé que la phase la plus dure, celle qui dégageait le plus de souffrance, était sûrement la troisième, l’après, où les blessures continuent à s’envenimer sans soin possible.
J’ai trouvé aussi que les caractères des uns et des autres semblaient se révéler au moment de la catastrophe : avec beaucoup d’entraide d’un côté, mais aussi des égoïsmes et des petitesses, d’autres encore se sentant coupables de n’avoir pas pu aider tel ou tel voisin coincé sous des décombres.
Je dois dire que c’est aussi un récit court et qu’il est très bien écrit.
Les descriptions sont à la fois précises et pudiques, nous en disant juste assez pour que nous puissions imaginer l’horreur, et sans excès de détails.

Voici un extrait (page 79) :

Sur l’autre rive le feu, un moment calmé, avait repris. Maintenant on voyait une fumée noirâtre s’élever au milieu du brasier rouge, et cette masse noire se développait, s’étendait furieusement. La chaleur de l’incendie augmentait à chaque instant. Mais ce feu sinistre, après avoir brûlé tout ce qu’il pouvait, se transforma finalement en un désert de décombres. C’est alors que, juste au milieu de la rivière, un peu plus bas, je vis se déplacer vers nous une énorme couche d’air, transparente, toute agitée d’oscillations. J’eus à peine le temps de penser à une tornade que déjà un vent d’une violence terrible passait au-dessus de ma tête. Toute la végétation alentour se mit à trembler et presque au même instant la plupart des arbres furent arrachés du sol et emportés en l’air. Dans leur folle danse aérienne ils allèrent se ficher comme des flèches dans le chaos ambiant. Je ne me souviens pas vraiment de la couleur du ciel à ce moment-là mais je crois qu’il était voilé d’une lumière verte et lugubre comme dans ce fameux rouleau qui représente l’enfer.

Trois poèmes de Giuseppe Ungaretti

J’ai trouvé ces trois poèmes dans le très beau recueil Vie d’un homme (poésies 1914-1970) qui est un choix anthologique des poèmes de Giuseppe Ungaretti (1888-1970) paru chez Poésie-Gallimard.
J’ai choisi trois poèmes qui datent de l’année 1916 et qui me paraissent particulièrement émouvants.
Ils ont été traduits de l’italien par Jean Lescure.

***
JE SUIS UNE CREATURE

Comme cette pierre
du Saint Michel
aussi froides
aussi dures
aussi sèches
aussi réfractaires
aussi totalement
inanimées

Comme cette pierre
sont les larmes
qui ne se voient pas

La mort
s’escompte
en vivant

Valloncello di Cima Quattro, 5 août 1916

***

DANS LE DEMI-SOMMEIL

Je veille la nuit violentée

L’air est criblé
comme une dentelle
par les coups de fusil
des hommes
renfoncés
dans les tranchées
comme les escargots dans leur coquille

Il me semble
qu’une ahanante
tourbe de cantonniers
pilonne le pavé
de pierre de lave
de mes routes
et je l’écoute
sans voir
dans le demi-sommeil.

Valloncello di Cima Quattro, 6 août 1916

***

SAN MARTINO DEL CARSO

De ces maisons
il n’est resté
que quelques
moignons de murs

De tant d’hommes
selon mon cœur
il n’est pas même
autant resté

Mais dans le cœur
aucune croix ne manque

C’est mon cœur
le pays le plus ravagé

Valloncello dell’albero isolato, 27 août 1916

***

Le Désert des Tartares, de Dino Buzzati

Buzzati_TartaresL’histoire : Un homme, nommé Giovanni Drogo et âgé d’une petite vingtaine d’années, reçoit sa première affectation à la sortie de son académie militaire : il doit se rendre au fort Bastiani, un bâtiment austère et retiré, situé près de la frontière nord du pays, avec une vue sur le « Désert des Tartares » : un paysage désolé de montagnes et de plateaux par lequel pourraient bien, un jour ou l’autre, surgir des troupes ennemies. Drogo, d’abord rebuté par ce fort, pense demander sa mutation au bout de quatre mois, mais il s’englue peu à peu dans des habitudes, crée des liens de camaraderies avec les autres militaires, et le temps finit par passer sans même qu’il s’en rende compte. La vie s’écoule, le fort attend en vain une attaque ennemie, Drogo vieillit peu à peu, entre attente et occupations routinières.

Mon avis : Avant de commencer ce roman, j’avais peur de m’ennuyer car je croyais qu’il n’y avait pas d’histoire et qu’il ne se passait rien du début à la fin. J’ai été heureusement surprise : même si le héros passe sa vie à attendre quelque chose qui n’arrive pas, il se passe en revanche des tas de choses que le héros n’attend pas et on ne s’ennuie pas une seule seconde, bien au contraire.
Il m’a semblé que ce roman avait une portée philosophique et psychologique, dans le sens où beaucoup d’êtres humains (sinon la plupart) sont figés dans des habitudes et des attentes interminables, et finissent par en oublier de vivre vraiment. C’est ainsi que, durant tout le roman, Drogo songe avec regret à la vie agréable qu’il pourrait mener s’il se faisait muter dans la ville où vivent sa mère et ses amis, mais ce regret devient lui aussi une sorte d’habitude et il ne demande jamais sa mutation, ou la demandera quand il sera trop tard.
C’est aussi un livre sur le temps qui passe : lorsqu’il est jeune, Drogo a l’impression d’avoir une éternité devant lui et de pouvoir se permettre de gâcher quelques années, et puis les années gâchées s’accumulent, le temps passe de plus en plus vite, et Drogo s’aperçoit soudain que sa vie est maintenant derrière lui et qu’il n’en a rien fait.

Un livre magnifique, à lire absolument !