Le Jeune homme, la mort et le temps, de Richard Matheson

Couverture chez Folio SF

Aujourd’hui je vais vous parler d’un classique de la Science Fiction américaine, à la fois romantique et méditatif, « Le jeune homme, la mort et le temps », publié initialement en 1975 aux Etats-Unis, et dans sa traduction française en 1977. Il revisite le thème bien connu et maintes fois exploré du Voyage dans le Temps, en le mêlant à une histoire d’amour forte et douloureuse.

Note pratique sur le roman

Editeur : Folio SF
Traduit de l’anglais (américain) par Ronald Blunden
Nombre de Pages : 330.

Note sur l’auteur

Richard Matheson (1926-2013) a débuté une carrière de journaliste avant de se tourner vers l’écriture. Il a acquis sa renommée dans le monde de la science-fiction grâce à deux romans devenus des classiques du genre : Je suis une légende et L’homme qui rétrécit, tous deux adaptés au cinéma. Richard Matheson a également écrit des scénarios de séries télé (La Quatrième Dimension, La Cinquième Dimension, Star Trek) et de films (Duel, de Steven Spielberg).
(Sources : éditeur et Wikipédia)

Quatrième de Couverture

A trente-six ans, Richard Collier se sait condamné à brève échéance. Pour tromper son désespoir, il voyage, au hasard, jusqu’à échouer dans un vieil hôtel au bord du Pacifique.
Envoûté par cette demeure surannée, il tombe bientôt sous le charme d’un portrait ornant les murs de l’hôtel : celui d’Elise McKenna, une célèbre actrice ayant vécu à la fin du XIXè siècle.
La bibliothèque, les archives de l’hôtel lui livrent des bribes de son histoire, et peu à peu la curiosité cède le pas à l’admiration, puis à l’amour. Un amour au-delà de toute logique, si puissant qu’il lui fera traverser le temps pour rejoindre sa bien-aimée.
Mais si l’on peut tromper le temps, peut-on tromper la mort ?

Mon avis

J’ai préféré la première partie de ce roman – celle où le héros se trouve en 1971, où il tombe amoureux de la photo d’une actrice du 19è siècle et où il commence à rêver de voyager dans le temps – à la deuxième partie, qui correspond effectivement au voyage dans le temps et qui se passe en 1896. Toute cette première partie est pleine d’une nostalgie romantique et d’une rêverie mélancolique que j’ai trouvées vraiment belles et envoûtantes. J’ai été sous le charme de cette dérive temporelle, quand le jeune homme, au fur et à mesure de son enquête sur l’actrice du 19è siècle, semble découvrir des signes et des indices qui le concernent, lui, directement, et que les décennies paraissent pouvoir se réduire comme peaux de chagrin, communiquer entre elles, puis s’effacer comme par enchantement.
C’est d’ailleurs une autre chose qui m’a beaucoup plu dans ce livre : pour voyager dans le temps, le jeune homme ne fabrique pas de machine alambiquée et futuriste, comme on pourrait s’y attendre selon les codes du genre, mais il compte sur la seule force de son esprit – l’autosuggestion et l’autohypnose, et aussi ses sentiments – pour rejoindre la femme qu’il aime.
La deuxième partie du roman m’a semblé un peu moins originale, bien qu’il y ait aussi des passages très savoureux, en particulier le regard ironique et l’attitude maladroite d’un homme du 20ème quand il se trouve immergé à la fin du 19è siècle et que son comportement n’est pas aussi guindé et strict que les usages de l’époque.
Si je devais chercher un défaut, je dirais que le caractère un peu trop vaudevillesque de la deuxième partie m’a parfois légèrement agacée. Mais, après tout, le vaudeville est très caractéristique de la fin du 19è siècle et c’est peut-être, là encore, pour l’auteur, une manière de ressusciter l’esprit de cette époque lointaine.
Une lecture très agréable, avec des moments haletants, du mystère et du suspense – et qui s’adresse au romantique qui sommeille en chacun de nous…

Un Extrait page 71

(…) Priestley évoque l’existence de trois temps. Il les appelle le Premier, le Deuxième et le Troisième Temps.
Le Premier Temps est celui dans lequel on naît, on vieillit, on meurt ; c’est le temps pratique et économique, celui du cerveau et celui du corps.
Le Deuxième Temps s’écarte de cette définition simple. Il comprend, simultanément, le passé, le présent et l’avenir. Aucune horloge, aucun calendrier ne détermine son existence. En y entrant, on sort du temps chronologique et on le considère comme quelque chose de fixe, d’unique, plutôt que comme un front mouvant de moments.
Le Troisième Temps est la zone où existe le « pouvoir de réunir ou de séparer le potentiel et l’actuel ».
Le Deuxième Temps est peut-être la vie après la mort, dit Priestley. Et le Troisième Temps pourrait bien être l’éternité.

**

Un Extrait page 104

Quand c’est arrivé, c’est la certitude qui a fait son apparition la première. Ca semble être une constante du phénomène. J’avais les yeux fermés, mais j’étais éveillé et je savais que j’étais en 1896. Peut-être que je le « sentais » autour de moi; je ne sais pas. Mais cela ne faisait aucun doute dans mon esprit. Et il y a eu, de plus, une preuve tangible devant moi quand j’ai ouvert les yeux.
Etendu sur le lit, j’ai entendu un drôle de crépitement.
Je n’ai pas ouvert les yeux de peur de perdre l’absorption. Je suis resté couché sur le matelas, sans bouger, le sentant sous moi, sentant mes vêtements, sentant l’air entrer et sortir de mes poumons, sentant la chaleur de la pièce et entendant ce curieux crépitement. J’ai même levé la main à un moment donné pour me gratter le nez, parce que ça me démangeait. Ca n’est pas grand-chose, apparemment, mais réfléchissez un peu aux implications de la chose.
C’était mon premier acte physique en 1896.
J’étais là-bas, mon corps reposait sur ce lit en 1896. J’y étais tellement solidement enraciné que j’avais pu lever la main pour me gratter le nez sans pour autant perdre le contact. Quelque dérisoire qu’ait pu être l’action, le moment lui-même était prodigieux. (…)

Les Jardins statuaires de Jacques Abeille

Couverture chez Attila

Dans le cadre de mon Printemps des artistes, j’ai lu ce livre français fantastique, très réputé, où il est beaucoup question de statues – de statues non pas sculptées par la main humaine mais de statues cultivées par des jardiniers : des pierres qui poussent directement, de la terre, sous une forme figurative.
Une semaine après avoir commencé ce roman, j’ai appris que Jacques Abeille venait juste de mourir, la veille, le 23 janvier, et ça a posé sur ma lecture une teinte funèbre, particulière.

Note sur l’écrivain

Jacques Abeille (1942-2022) fut influencé par le surréalisme, auquel il a participé dans les années 60-70. Son œuvre la plus réputée est Le Cycle des Contrées, qui débute par Les Jardins statuaires. Il écrivit également des poésies, des nouvelles et de la littérature érotique. Ecrivain de l’Imaginaire pur, il récusait les notions de vraisemblance, d’engagement politique ou d’autofiction pour la littérature.

Quatrième de Couverture

Que dire d’une œuvre si ample qu’elle échappe aux catégories littéraires ? Les Jardins statuaires, c’est à la fois une fable, un roman d’aventure, un récit de voyage, un conte philosophique. A une époque indéterminée, un voyageur découvre un monde mystérieux où, dans des domaines protégés par de vastes enceintes, les hommes cultivent des statues… Nourri à la lecture des surréalistes, mais aussi des romans populaires, Jacques Abeille a créé une œuvre qui rejoint celles de Mervyn Peake, de Julien Gracq, de Tolkien, mais dont le destin dessine une légende noire : tapuscrit égaré, faillites d’éditeurs, incendies et malchances ont concouru pendant trente ans à l’occultation de ce roman sans équivalent dans la littérature française.

Mon avis très subjectif

Les cent ou cent-cinquante premières pages ont été pour moi très agréables à lire, et j’étais vraiment enchantée (au sens premier du mot) et transportée dans ce pays étranger des Jardins statuaires, que le personnage principal découvre en même temps que nous et dont il nous donne la description au fur et à mesure qu’il rencontre de nouveaux personnages, qu’il discute avec eux et qu’il observe les choses, les gens et les modes de vie – avec tous les rituels très spécifiques qui sont liés à la culture des statues.
Seulement, cette impression positive s’est ensuite gâtée, par une sorte de lassitude liée à la fois au style de l’écrivain (des tournures de phrases peu variées, des imparfaits du subjonctif à foison, une certaine préciosité ou disons un maniérisme dans le vocabulaire qui finit par agacer) mais aussi un manque de psychologie des personnages (les hommes se ressemblent tous, s’expriment tous de la même façon, ont les mêmes genres de réactions, etc.) et pour les personnages féminins c’est encore pire car elles ne sont là que pour assouvir les pulsions sexuelles de notre héros-voyageur et les scènes de leur brusque apparition dans le paysage sont assez grotesques et involontairement comiques, comme des gros clichés fantasmatiques, qui pourraient être issus d’on ne sait quelle vieille BD de fantasy pour ado.
Bien sûr, j’ai continué au cours de ma lecture à apprécier certains passages réussis, surtout des descriptions de paysages imaginaires et fantastiques, mais j’étais peu intéressée par ces personnages sans âme, et puis le héros-voyageur et ses discussions filandreuses et sentencieuses m’ont sérieusement tapé sur le système, en fin de compte.
Bref, une lecture moyennement recommandable – à la rigueur pour les fanatiques de fantasy, ou pour les curieux qui veulent découvrir par eux-mêmes de quoi il retourne.

Un Extrait page 84

-Et les nymphes ? Et les éphèbes ? demandai-je.
-Il s’agit dans ce cas d’un tout autre terrain. Le domaine des nymphes aquatiques et lascives se trouve au centre d’une zone où la pierre affecte des formes ondoyantes, sinueuses, des courbes languides et pleines. Un corps de femme abandonné ou pour mieux dire livré, telle est l’image qui s’impose le plus fréquemment.
-Pardonnez mon insistance, mais je ne puis cacher que je suis surpris de trouver en un monde où l’on est si secret sur tout ce qui touche aux femmes une zone où on se spécialise presque dans la représentation de leurs abandons les plus intimes.
Il parut un peu déconcerté par ma remarque, mais voulut faire face.
-Vous savez, me dit-il, de l’image à la réalité…
-Certainement, certainement, mais je ne serais pas surpris si vous m’appreniez que dans le domaine des nymphes se rencontrent les hommes les plus jaloux et les femmes les plus secrètes.
Sa surprise allait grandissant.
-En effet, ce domaine a bien cette réputation et je crois qu’il ne l’usurpe pas. Mais qu’est-ce donc qui vous a permis de déduire si vite…?
-J’ai pensé simplement que tôt ou tard les hommes, et les femmes, à leur tour devenaient les images de leurs images. Images perturbées, inversées même parfois, mais n’ayant pas un degré de réalité supérieure.
-Ah, s’écria-t-il, vous voilà donc revenant à votre perpétuelle métaphysique ! Mais vous êtes Byzance à vous tout seul !
(…)


Ce roman illustrait le thème de la sculpture pour mon printemps des artistes, un art dont je n’avais encore pas parlé ici.

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L’Usine d’Hiroko Oyamada (roman)

Couverture chez Christian Bourgois

Ce roman m’a été prêté par une amie experte en littérature et en culture japonaises et qui connaît assez bien mes goûts pour me conseiller de manière toujours très judicieuse, pour mon plus grand plaisir, aussi bien pour les nouvelles parutions contemporaines que pour des livres plus classiques.
Cette lecture rentre dans le cadre de mon Mois Thématique sur les Femmes japonaises de février 2022.

Note pratique sur le livre :

Genre : roman
Editeur : Christian Bourgois
Date de parution au Japon : 2013
Année de parution en France : 2021
Traduction française de Sylvain Chupin
Nombre de Pages : 186.

Note sur l’écrivaine :

Née en 1983 à Hiroshima, Hiroko Oyamada est l’autrice de plusieurs romans, dont « Ana » (Le Trou) en 2013 qui lui a valu en 2014, au Japon, le prestigieux prix Akutagawa (équivalent du Prix Goncourt pour la France). L’Usine est son premier roman publié en français. (Sources : éditeur et Wikipédia).

Quatrième de Couverture :

L’Usine, un gigantesque complexe industriel de la taille d’une ville, s’étend à perte de vue. C’est là qu’une femme et deux hommes, sans liens apparents, vont désormais travailler à des postes pour le moins curieux. L’un d’entre eux est chargé d’étudier des mousses pour végétaliser les toits. Un autre corrige des écrits de toutes sortes dont l’usage reste mystérieux. La dernière, elle, est préposée à la déchiqueteuse de documents.
Très vite, la monotonie et l’absence de sens les saisit, mais lorsqu’il faut gagner sa vie, on est prêt à accepter beaucoup de choses… Même si cela implique de voir ce lieu de travail pénétrer chaque strate de son existence ?

Dans une ambiance kafkaïenne où la réalité perd peu à peu de ses contours, et alors que d’étranges animaux commencent à rôder dans les rues, les trois narrateurs se confrontent de plus en plus à l’emprise de l’Usine.
Hiroko Oyamada livre un roman sur l’aliénation au travail où les apparences sont souvent trompeuses.

Mon avis :

Chacun, au cours de sa vie, a plus ou moins l’occasion de se frotter au monde du travail, que ce soit par le biais de petits boulots sans intérêt et purement alimentaires ou par des professions plus intéressantes sur le plan personnel et financier, mais qui peuvent ressembler à des placards dorés ou à des postes (trop) tranquilles, sans grandes responsabilités et dont nul ne se préoccupe. Dans ces différents cas de figure, on peut se demander à quoi on sert, si les tâches que l’on doit effectuer ont le moindre sens, pour soi-même ou pour la société. La signification de l’existence semble se diluer peu à peu dans des automatismes répétitifs, ennuyeux et vides.
C’est tout du moins à ces réflexions que ce roman d’Hiroko Oyamada semble vouloir nous conduire, en nous interrogeant sur cet absurde monde contemporain et son culte fanatique du travail.
Chaque aspect du problème est tour à tour évoqué : la crainte du chômage qui pousse à accepter n’importe quel emploi, l’inadéquation entre les diplômes obtenus et les emplois que l’on trouve ensuite, le désir quasi insoluble de décrocher un poste en CDI et à temps plein, les relations superficielles et stupides entre collègues, la difficulté de prendre ses congés face à des chefs récalcitrants ou négligents, etc.
Vous penserez peut-être, à lire ce descriptif, que ces sujets sont plutôt rébarbatifs et peu attrayants pour un roman ? Mais, en fait, ce livre reste tout à fait divertissant et stimulant par sa forte ambiance fantastique, et par la présence de nombreux éléments étranges et déroutants, comme l’aspect tentaculaire et labyrinthique de l’usine ou son invasion progressive par toutes sortes d’animaux inquiétants, comme les « lézards des lave-linges » ou les cormorans noirs qui ne se reproduisent pas mais dont le nombre augmente tout de même, mystérieusement.
Il m’a semblé que ce roman se situait dans une veine littéraire japonaise très contemporaine, proche de Murakami et de Yôko Ogawa, par l’entremêlement de réalités quotidiennes très finement observées et de fantasmagories oniriques ou cauchemardesques qui transcendent ce réalisme.
J’étais donc heureuse de découvrir cette écrivaine et ce roman.

Un Extrait page 122 :

(…) Pendant des années j’ai travaillé dur, j’ai fait des heures supplémentaires tous les jours, et à présent que j’ai ce travail dénué d’intérêt mais sans grandes responsabilités, qui se termine à heure fixe, j’aspire à me reposer. Je suis certain que si Kasumi ou les autres employées me voyaient somnoler, elles m’en parleraient. Or elles n’en font rien, ce qui signifie probablement qu’elles ne s’en sont pas aperçues. Je fais de mon mieux et j’estime que je n’ai pas à me reprocher de ne pas m’investir plus qu’il est nécessaire. Quand je somnole, que le sommeil m’envahit sans que je m’en rende compte, je perds complètement le fil de ce que je suis en train de lire. Je relis les mêmes lignes à plusieurs reprises, mais je suis incapable de me concentrer, je tombe alors dans l’angoisse de devoir corriger quelque chose que je ne comprends pas, et c’est à ce moment-là que je me réveille en sursaut. A vrai dire, même quand je ne dors pas, il arrive souvent que les textes soient incompréhensibles. Je ne sais plus si je trouve le texte bizarre parce que je me suis endormi, ou bien s’il l’est d’emblée. Pourquoi est-ce que je fais ce genre de choses alors que je commence à m’assoupir ? Ces comptes rendus d’entreprises, livres pour enfants, manuels d’utilisation, communications internes, recettes de cuisine, articles scientifiques ou d’histoire… qui donc écrit tous ces textes que je corrige chaque jour ? Et à l’intention de qui ? Si tous sont des documents de l’Usine, alors qu’est-ce que c’est que cette usine ? Qu’est-ce qu’on y fabrique ? Je croyais le savoir avant, mais depuis que j’y travaille, il me semble que je n’en ai plus la moindre idée. (…)

L’annulaire de Yôko Ogawa

couverture chez Actes Sud

Quatrième de Couverture :

Le Point de Vue des Editeurs

A la suite d’un léger accident de travail, la narratrice de ce récit a quitté son usine et trouvé un emploi d’assistante et réceptionniste auprès de M. Deshimaru, directeur d’un laboratoire de spécimen. Dans ce lieu étrange, ancien foyer de jeunes filles pratiquement désert, elle reçoit la clientèle avant que M. Deshimaru, en véritable maître de taxidermie, recueille, analyse et enferme à jamais les blessures et les souvenirs de ceux qui désirent échapper à leur mémoire. Sans vraiment comprendre ce qui se joue sous ses yeux, la jeune fille tombe peu à peu sous la coupe de cet homme…
Avec ce récit – assurément l’un de ses plus fascinants -, Yôko Ogawa pénètre davantage encore dans le territoire de l’envoûtement et de l’étrange, et révèle, au cœur du suspense, l’empreinte d’une douleur qui va jusqu’au fétichisme.

Mon Humble Avis :

J’ai recopié la quatrième de couverture car je suis tout à fait d’accord avec cette analyse : ce livre est absolument fascinant de bout en bout et nous plonge dans un univers à mi-chemin entre nos vies quotidiennes « normales » et le fantastique le plus bizarre et le plus déroutant. Sans cesse, dans ce livre, nous oscillons sur cette ligne de crête et les frontières de la normalité se brouillent, tout finit par devenir inquiétant et déstabilisant.
Il est difficile de ne pas voir un aspect fortement symbolique lorsque l’héroïne de cette histoire perd un petit morceau de son annulaire au cours d’un accident de travail dans son usine de boissons gazeuses. L’annulaire nous évoque le mariage, les relations de couple, et la perte d’un morceau de ce doigt précis pourrait nous faire penser à des souffrances amoureuses ou à des difficultés pour l’héroïne à s’engager auprès d’un homme. Et la suite de l’histoire, la rencontre étrange avec M. Deshimaru et leurs relations de dépendance et d’emprise semblent bien confirmer cette interprétation.
Mais, en même temps, le livre dépasse largement une interprétation mécaniquement symbolique : nous naviguons plutôt, dans ce roman, dans une sorte de rêve éveillé, qui verse tantôt du côté du cauchemar, tantôt d’un certain réalisme et qui se joue des grilles de lecture trop logiques et des analogies trop systématiques.
Non seulement l’histoire nous parait étrange mais l’héroïne elle-même, la narratrice, nous semble avoir des réactions curieuses, une certaine apathie, un esprit soumis. Elle ne s’étonne de rien et son attirance pour M. Deshimaru nous parait inexplicable.
J’ai vraiment adoré ce livre, qui est selon moi un vrai chef d’œuvre, mais le lecteur doit accepter de se laisser déstabiliser et de ne pas tout comprendre !

Un Extrait page 33 :

Sur les murs de chaque côté se succédaient à intervalles réguliers robinets, pommes de douche et porte-savons. J’en ai compté quinze. Ils étaient tellement secs qu’ils évoquaient plus une décoration d’avant-garde qu’une installation de salle de bains.
Le carrelage bleu qui recouvrait toute la surface, plus ou moins foncé selon les endroits, formait quand on le regardait attentivement des motifs de papillon. C’était étonnant ces papillons dans une salle de bains, mais l’élégance de la couleur était telle que ce n’était pas du tout déplacé. Ils étaient posés un peu partout, sur la bouche d’évacuation des eaux, les parois de la baignoire, à côté de l’aérateur.
– Quel âge avez-vous ? m’a-t-il demandé soudain en s’arrêtant de rire.
– Vingt-et-un ans, ai-je répondu.
– Cela me tracasse depuis quelques temps, mais je trouve que vos chaussures ne sont pas assez sophistiquées pour votre âge.
J’ai regardé mes pieds qui pendaient à l’intérieur de la baignoire. Je portais des chaussures bon marché achetées au magasin du village à l’époque où je travaillais encore à l’usine de boissons gazeuses. Elles étaient en synthétique marron, à talons plats, et assez usées.
– Oui, vous avez raison, elles ne sont pas très élégantes.
(…)

Comment Wang-Fô fut sauvé et autres nouvelles de Marguerite Yourcenar

couverture chez Folio classique

J’avais lu il y a très longtemps une nouvelle de Marguerite Yourcenar « Alexis ou le traité du vain combat » qui m’avait plu mais pas au point de souhaiter relire rapidement cette écrivaine.
Et voici que, vingt ans plus tard, j’ai relu un peu par hasard Marguerite Yourcenar avec ce recueil de quatre nouvelles Comment Wang-Fô fut sauvé – et j’ai été littéralement envoûtée par la beauté poétique de ces contes, dont j’ai tout aimé : l’imagination débordante et la profondeur de significations, l’écriture d’une justesse émouvante, les descriptions ciselées, la capacité à nous dépayser dans l’espace et dans le temps, les moments d’étrangeté qui frôlent le fantastique (comme dans tout vrai conte qui se respecte), et les pointes de cruauté qui affleurent souvent et nous rappellent les réalités de l’existence au-delà de la pure fantaisie (car, là encore, dans les vrais contes, le Merveilleux et l’Effroi sont les deux faces d’un même univers).

Ces quatre nouvelles nous emmènent dans diverses régions du monde : l’Extrême et le Moyen-Orient, les Balkans et la Grèce. Dans deux d’entre elles la mythologie gréco-latine joue un rôle non négligeable, mais dans une vision neuve et revisitée.

Dans la première nouvelle éponyme du livre nous sommes transportés dans la Chine impériale des Han (il y a environ 2000 ans), et nous suivons les aventures du peintre Wang-Fô et de son disciple Ling.
Ces deux sympathiques compagnons, qui ne vivent que pour la magie de la peinture, se retrouvent un beau jour en butte aux fureurs de l’Empereur, qui reproche au vieil artiste de lui avoir fait croire par ses peintures que le monde pouvait être plus beau qu’il n’est – et quelle déception quand il s’est retrouvé devant la réalité si ennuyeuse et si laide !
Face aux reproches cruels de l’Empereur et à ses désirs de vengeance, le vieux peintre va inventer une manière originale et intelligente de se sauver.
Cette nouvelle nous montre d’une manière imagée et sensible comment la peinture peut transformer nos perceptions et nos sentiments, nous faire comprendre la réalité plus profondément au point de nous révéler la vérité cachée des choses et d’ouvrir notre perception du Réel sur un autre monde – sur le monde des sentiments et de l’imaginaire.

Un extrait page 9 :

Ling paya l’écot du vieux peintre : comme Wang-Fô était sans argent et sans hôte, il lui offrit humblement un gîte. Ils firent route ensemble ; Ling tenait une lanterne ; sa lueur projetait dans les flaques des feux inattendus. Ce soir-là, Ling apprit avec surprise que les murs de sa maison n’étaient pas rouges, comme il l’avait cru, mais qu’ils avaient la couleur d’une orange prête à pourrir. Dans la cour, Wang-Fô remarqua la forme délicate d’un arbuste, auquel personne n’avait prêté attention jusque-là, et le compara à une jeune femme qui laisse sécher ses cheveux. Dans le couloir, il suivit avec ravissement la marche hésitante d’une fourmi le long des crevasses de la muraille, et l’horreur de Ling pour ces bestioles s’évanouit. Alors, comprenant que Wang-Fô venait de lui faire cadeau d’une âme et d’une perception neuves, Ling coucha respectueusement le vieillard dans la chambre où ses père et mère étaient morts. (…)

Ce recueil de nouvelles de Marguerite Yourcenar est paru chez Folio Plus Classiques en 2007.
Je l’ai lu dans le cadre de mon Défi Littéraire « Le Printemps des Artistes » pour Avril-Mai 2021.

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Les Enfants verts d’Olga Tokarczuk

J’ai lu ce très court roman (96 pages) pour le Mois de l’Europe de l’Est de Patrice, Eva et Goran.
Olga Tokarczuk (née en 1962) est une écrivaine polonaise qui a obtenu en 2018 Le Prix Nobel de Littérature pour l’ensemble de son œuvre. Ses romans les plus connus sont Les Pérégrins (2007), Sur les ossements des morts (2009), Les livres de Jakob (2014), etc.
Ne connaissant pas encore l’œuvre d’Olga Tokarczuk, je souhaitais m’en faire une première idée à travers un livre court, en guise d’essai « pour voir ».

Voici la présentation de l’éditeur

Un petit conte philosophique et historique

Au XVIIe siècle, William Davisson, un botaniste écossais, devenu médecin particulier du roi polonais Jean II Casimir, suit le monarque dans un long voyage entre la Lituanie et l’Ukraine. Esprit scientifique et fin observateur, il étudie les rudesses climatiques des confins polonais et les coutumes locales. Un jour, lors d’une halte, les soldats du roi capturent deux enfants. Les deux petits ont un physique inhabituel : outre leur aspect chétif, leur peau et leurs cheveux sont légèrement verts…

Mon humble avis :

C’est un conte agréable à lire, où les notions de centre et de périphérie servent de fil conducteur. Le narrateur, un homme de science à l’esprit rationnel et cultivé, est un européen que l’on pourrait qualifier de cosmopolite : originaire d’Ecosse, il a passé quelques temps à la Cour de France qui était alors considérée comme le Centre du monde civilisé : à partir de ce foyer rayonnaient les idées, les modes, les artistes, les livres les plus appréciés, les hommes les plus estimés. Ce narrateur, William Davisson, se retrouve médecin à la Cour de Pologne, un pays en proie à la guerre, et il juge ces régions avec une certaine sévérité. Il les trouve assez arriérées, sauvages, peu accueillantes, surtout en comparaison de la brillante Cour française.
C’est dans ce contexte qu’il découvre les deux enfants verts, qui sont des sortes d’hybrides entre l’humain et le végétal, d’une étrangeté totale. On peut les voir comme le prototype le plus extrême de l’étranger, à la fois fantasmé et incompréhensible, totalement différent mais semblable sur bien des points, et doté de pouvoirs tantôt merveilleux tantôt effrayants, source de tous les périls.
J’ai bien aimé l’atmosphère que l’autrice fait planer sur ce livre, tout semble verdâtre, humide, spongieux, et en même temps les choses sont imprégnées d’une douceur mystérieuse.
Un conte qui a assurément beaucoup de charme et qui m’a donné envie de lire d’autres livres de cette écrivaine, car celui-ci est un peu trop court pour vraiment s’installer dans son univers.

Un Extrait page 53 :

Avec le temps la fillette m’accorda sa confiance et me laissa, un jour, l’examiner sans opposer la moindre résistance. Nous étions assis au soleil devant l’entrepôt. La nature avait repris vie, l’omniprésente odeur d’humidité avait disparu. Délicatement, je tournai le visage de la fillette vers le soleil et je pris dans mes mains quelques mèches de ses cheveux. Elles semblaient chaudes, laineuses. En les humant, je pus constater qu’elles sentaient la mousse. On aurait dit que sa chevelure était couverte de lichen ; vue de près, sa peau aussi était comme parsemée de petits points vert sombre, que j’avais d’abord pris pour de la crasse. Surpris au plus haut point, Opalinski et moi supposions même que si la petite se dénudait au soleil, c’était parce que, à l’instar des particules végétales dépendant de la lumière du soleil, elle aussi s’alimentait essentiellement par la peau et pouvait donc se contenter de quelques miettes de pain. (…)

Les Enfants Verts étaient parus en 2016 aux éditions de la Contre-allée, dans une traduction française de Margot Carlier.


Mariage contre Nature de Yukiko Motoya

J’ai acheté ce court roman japonais un peu par hasard. Il était sur un présentoir de littérature japonaise dans ma librairie habituelle et sa couverture (première et quatrième) m’a attirée.
Comme il a reçu en 2016 le prix Akutagawa (équivalent du Prix Goncourt au Japon), j’ai été intriquée d’autant plus.

Je recopie ici La Quatrième de Couverture :

Depuis qu’elle a quitté son boulot pour se marier, San s’ennuie un peu à la maison. Surtout que son mari, à peine rentré le soir, joue les plantes vertes devant la télévision. Parfois San se demande si elle ne partagerait pas la vie d’un nouveau specimen d’être humain. D’ailleurs, en regardant bien, il y a quelque chose qui cloche. Les traits du visage de son mari sont en train de se brouiller. Un processus étrange et déroutant est en route …
Une écriture délicate, un regard pénétrant, ironique, une exploration drôle et poétique des doutes et des interrogations de la vie de couple : autant de qualités qui ont valu en 2016 à ce roman singulier le prix Akutagawa, le Goncourt japonais. (…)

Mon avis :

C’est une vision très caustique de l’homme japonais ou plus exactement du mari nippon : indifférent à sa vie de couple, froid, et voulant par-dessus tout ne penser à rien par tous les moyens possibles. En effet, qu’il se vide la tête devant des émissions de variétés, devant des jeux vidéos stupides, ou devant les fourneaux de la cuisine pour préparer des fritures, il se jette obsessionnellement sur ces activités, sans plus rien faire d’autre, comme atteint de compulsions irrépressibles. Cela inquiète sa femme, mais elle en vient aussi à s’interroger sur le sens de tout cela et sur sa propre attitude : pourquoi montre-t-elle tant de complaisance ? Et si, finalement, elle y trouvait aussi son compte ? Et si, progressivement, elle devenait comme son mari ? En quoi vont-ils finalement se transformer, sous l’influence l’un de l’autre ?
Un roman teinté de surréalisme et d’étrangeté, que j’ai trouvé à la fois très divertissant, surprenant, et fort intelligemment observé. On a parfois l’impression de se trouver devant un petit livre léger, vite lu et vite oublié, mais quand on fait bien attention à chaque détail, à chaque question posée, on s’aperçoit qu’il y a beaucoup de profondeur.
Je conseille tout à fait ce livre ! Même aux jeunes couples enamourés, car cette histoire les fera rire …

Extrait page 50 :

Hakone a continué à parler en mangeant.
A propos, tu connais l’histoire de la boule de serpents ? Je ne sais plus où j’ai lu ça. Ou c’est peut-être quelqu’un qui m’en a parlé, il y a longtemps. Ce sont deux serpents qui mangent chacun la queue de l’autre. Ils se grignotent l’un l’autre, à la même vitesse, et pour finir, ça fait comme une boule avec seulement les deux têtes, avant qu’ils disparaissent en entier, engloutis jusqu’au dernier morceau. Tu vois ce que je veux dire ? Quelque part, pour moi, c’est ça, l’image du mariage. (…)

Mariage contre nature a été édité pour la première fois au Japon en 2016.
Je l’ai lu en Picquier Poche, dans une traduction de Myriam Dartois-Ako, publiée en 2020.

Le Maître et Marguerite, de Mikhaïl Boulgakov


Depuis plusieurs années j’avais envie de lire ce roman fantastique, le chef d’oeuvre de Boulgakov et l’un des grands classiques de la littérature russe du 20è siècle, et je sentais que c’était le bon moment pour m’y atteler.
Il y a tant de personnages secondaires et l’histoire est si complexe que je renonce à vous la raconter. Mais je préciserai en tout cas qu’on arrive très bien à suivre et que les moments de flottements à propos de tel ou tel personnage qu’on n’arrive plus à situer, sont assez vite dissipés par l’auteur, qui nous rafraîchit la mémoire.
L’action se situe à Moscou pendant la terreur stalinienne des années 30 : arrestations, internements en psychiatrie, interrogatoires et enquêtes émaillent le roman, mais prennent une dimension au-delà de la réalité politique et historique de l’époque, par l’introduction de personnages et de phénomènes surnaturels – le diable et ses trois acolytes aux pouvoirs magiques, qui sèment le désordre et la panique dans la ville.
Le maître est un écrivain, auteur d’un roman sur Ponce Pilate, qui se retrouve en asile psychiatrique et sa maîtresse, Marguerite, passe un pacte avec le diable dans le seul but de le rejoindre, ce qui la transforme en sorcière et lui permet de vivre plusieurs aventures étranges, dont un grand bal chez Satan.
Il m’est arrivé pendant ma lecture de rechercher des significations cachées : par exemple j’ai cherché un rapport entre la lâcheté de Ponce Pilate et celle des écrivains à la botte du pouvoir, mais rien de très clair ne se dégage.
Il y a en tout cas un sens du grotesque et un humour très caustique qui rendent ce roman très jubilatoire.
J’ai aimé aussi l’imagination débordante de l’auteur à travers ces aventures qui nous tiennent en haleine sans temps mort durant plus de cinq cents pages, qui ne cessent de nous surprendre et de nous enchanter.
Une lecture marquante et remarquable !

Hors champ de Sylvie Germain

hors_champ Je n’avais pas lu la quatrième de couverture avant de lire ce livre et c’est heureux car elle résume toute l’histoire et casse complètement l’intérêt du livre.
Le héros, Aurélien, devient progressivement « hors champ » c’est-à-dire que non seulement il disparaît physiquement (son entourage lui dit qu’il est « flou ») mais il disparaît aussi de la mémoire de ses proches et des gens qu’il côtoie habituellement. Cette disparition d’Aurélien est bien sûr symbolique : c’est en fait une mort sociale, du même type que celle qui peut frapper les exclus en général, et les SDF en particulier, qui deviennent transparents aux yeux du monde. Au début du livre, l’auteure souligne en effet la précarité de l’emploi d’Aurélien, ses horaires de travail aberrants ; à la fin du livre, il est tout simplement à la rue, ayant perdu son emploi, sa petite amie l’ayant abandonné, devenu ignoré de tous, même de sa mère.
Ce qui est assez étonnant dans ce roman – et c’est un aspect qui m’a déplu – c’est l’extrême lenteur avec laquelle Aurélien réalise ce qui lui arrive : il n’arrête pas de se demander ce qui se passe, alors qu’il se rend bien compte que plus personne ne le remarque, mais il continue à ne rien comprendre jusqu’à la toute fin du livre et donc il se contente de subir sans rien faire (il est vrai qu’on ne voit pas trop ce qu’il pourrait faire, mais, pour l’intérêt de l’histoire, Sylvie Germain aurait pu rendre son héros plus combattif et plus astucieux).
Je me suis dit aussi, à deux ou trois reprises, que l’auteure aurait peut-être pu tirer un meilleur parti de son idée de disparition, en montrant aussi les quelques avantages qu’il y aurait à devenir transparent (je suppose qu’il doit y en avoir), ou en développant une dimension plus métaphysique … que sais-je ! … mais là, tel que l’histoire se déroule, les événements sont un peu attendus, le récit n’évolue pas beaucoup.
Pour rendre tout à fait justice à ce livre, je dirai que de nombreux passages m’ont touchée, et même un peu saisie, et que j’ai tout de même été sensible à l’espèce de dimension tragique que possède cette histoire.