Uzak, un film de Nuri Bilge Ceylan

affiche du film

J’avais déjà vu et chroniqué deux films de Nuri Bilge Ceylan – Winter Sleep et, au printemps dernier, Le Poirier Sauvage – et je les avais tellement aimés que j’avais gardé en tête le nom de ce réalisateur turc, avec l’idée de voir d’autres films de lui, à l’occasion.
J’ai pu découvrir « Uzak » (qui signifie, parait-il, « Lointain » ou « Distant » en turc) ce matin en DVD.

Note technique sur le film :

Année de sortie : 2002
Durée : 1h50
Couleur
Version turque sous-titrée français

Début de l’histoire :

Le personnage principal, Mahmut, est un photographe qui travaille essentiellement pour une entreprise de fabrication de carrelages, c’est-à-dire qu’il passe son temps à photographier des dalles et des carreaux, ce qui lui permet sans doute de vivre confortablement mais n’est pas très passionnant. Cela nous parait d’autant moins passionnant que nous apprenons par la suite que ce photographe rêvait dans sa jeunesse de devenir un cinéaste de talent et que son modèle était, à cette époque, Tarkovski. Et on se dit qu’il y a loin entre ces idéaux de jeunesse et le présent très morose de cet homme. Encore un peu plus tard dans le film, nous voyons ce même photographe, accompagné de son cousin, se morfondre dans son fauteuil devant un film de Tarkovski alors qu’il rêve seulement de voir un film pornographique dès que son cousin sera parti, ce qui nous montre une fois encore la distance que cet homme a prise avec ses grandes ambitions artistiques initiales. Du point de vue de ses relations féminines, sa situation ne semble pas non plus très enviable et on sent qu’il éprouve encore des sentiments pour son ex-femme, mais elle s’est remariée et va bientôt immigrer au Canada – autant dire qu’il ne la reverra certainement pas.
C’est donc au milieu de cette existence peu satisfaisante que Mahmut, le photographe, voit débarquer un beau jour chez lui Yusuf, un de ses jeunes cousins, issu du même village que lui, qui lui demande de l’héberger durant une semaine car il veut chercher du travail en tant que marin, pour voyager et gagner correctement sa vie.
Mais la crise économique qui sévit dans le pays va rendre cette recherche d’emploi un peu plus longue et compliquée que prévu et le jeune cousin va quelque peu s’incruster.

Mon humble avis :

Le début d' »Uzak » est particulièrement lent et surtout silencieux, ce qui s’explique par la grande solitude des personnages. Le premier dialogue n’arrive qu’au bout de onze minutes de film, mais ensuite, petit à petit, la parole commence à s’installer car on entre plus profondément dans les relations entre les différents protagonistes, et particulièrement entre le photographe et son cousin, dont la bonne entente du début se dégrade insensiblement, avec des hauts et des bas, jusqu’à la fin.
Bien que ce film soit avare de paroles, avec des dialogues minimalistes, il explore un très grand nombre de thèmes, et il propose énormément de réflexions, pour peu que l’on se concentre bien sur chaque scène et sur le sens des images, des situations, où une dimension comique peut affleurer assez souvent : esprit de dérision par rapport aux personnages, dont les petites mesquineries sont soulignées avec intelligence.
Nous avons d’abord un sentiment d’opposition entre ces deux cousins : à priori, quel rapport peut-il y avoir entre ce photographe de la ville, l’artiste cultivé, qui a plutôt bien réussi financièrement, et ce cousin de la campagne, un ancien ouvrier au chômage, plutôt mal dégrossi et pas très débrouillard ? Mais, au fur et à mesure du film, leurs ressemblances finissent par nous frapper bien plus que leurs différences superficielles. Tous les deux sont désespérément seuls, ne sont pas doués avec les femmes quoiqu’ils ne « pensent qu’à ça », tous les deux ont un sentiment d’échec et doivent renoncer à leurs désirs et ambitions, et tous les deux doivent se confronter à leur propre vide.
Il est d’ailleurs significatif que le photographe, possesseur d’une énorme bibliothèque (qu’il a peut-être consultée autrefois ?) n’y jette jamais un seul coup d’œil et préfère passer sa vie devant la télévision – et on sent là le regard très critique du cinéaste sur ce personnage un peu lâche et qui se laisse aller à la facilité !
Un beau film, profond et sensible, et intelligemment pensé…

**

J’avais initialement chroniqué « Uzak » dans le cadre de mon « Printemps des artistes » de 2022 puisque le héros de ce film est photographe et qu’il est question souvent de Tarkovski, mais finalement j’ai préféré chroniquer « Le Poirier sauvage » à cette occasion et repousser celui-ci en septembre.
Je retiens en tout cas l’intérêt de ce cinéaste pour les héros-artistes, d’autant plus qu’il a des choses très personnelles à en dire.

Des Poèmes de Françoise Ascal sur Matthias Grünewald

Couverture chez l’herbe qui tremble

Voici un livre de la poète Françoise Ascal, consacré au fameux polyptyque de Matthias Grünewald (1470-1528) Le Retable d’Issenheim (conservé à Colmar), qui date de 1516, et dont la crucifixion particulièrement poignante et puissante dans l’expression de la souffrance est l’une des plus célèbres de l’histoire de la peinture.
Le livre de Françoise Ascal comporte huit parties, où la poète aborde successivement chaque panneau du polyptyque (Crucifixion, Résurrection, Saint Antoine) mais aussi le contexte historique de la création de cette œuvre dans la première partie, les éléments biographiques sur Matthias Grünewald dans la troisième partie, les aspects techniques de sa peinture dans la cinquième, et nous retrouvons donc tous les éléments d’un livre d’histoire de l’art classique, mais avec une écriture ciselée et poétique. Et on peut supposer qu’il y eut de la part de la poète un riche travail de documentation et de recherches historiques précises sur ce tableau, en amont de l’écriture.

Note pratique sur le livre

Editeur : L’herbe qui tremble
Date de publication : avril 2021
Accompagné de dessins de Gérard Titus-Carmel
Publié avec le soutien du Centre National du Livre
Nombre de pages : 90

Note sur la Poète

Née en 1944, Françoise Ascal est poète, écrivain, calligraphe et artiste visuelle. Elle vit et travaille dans un village de Seine et Marne. Depuis les années 80, elle a publié une quarantaine d’ouvrages (poésie, prose, récit) et ses textes figurent dans une dizaine d’anthologies. Elle a travaillé avec des peintres, un calligraphe, un vidéaste. (Source : Wikipédia)

Quelques poèmes

Extrait de la 3ème partie « L’homme ordinaire »

(Page 46)

Il faut attendre 150 années pour que les trois lettres
MGN
attirent l’attention du peintre Joachim von Sandrart

premier historien d’art
passionné par votre œuvre
collectant sans relâche la moindre information
il parvient à vous attribuer un nom pérenne

pourtant ce n’est pas le vôtre
celui-ci on l’ignore toujours

après la mort de Sandrart
vous retournez au purgatoire
deux siècles encore
avant que de nouveaux regards s’éprennent de votre œuvre
avant que des artistes en voient la modernité
qu’ils en entendent le cri
avant qu’Otto Dix Beckmann Picasso et d’autres l’exhument
définitivement de l’ombre

c’est votre seconde résurrection

**

Extrait de la 4ème partie « La Crucifixion »

(Page 51)

dans le secret de votre âme
quels doutes ont malmené votre foi
quelles questions l’ont travaillée pour l’emporter loin des
canons obligés
vers cette zone humble qui gît en chacun
minuscule territoire mal exploré mal cultivé qui n’a pas de
nom mais pourrait s’appeler compassion

**

Extrait de la 5ème partie « Le métier »

(Page 65)

A force de superpositions savantes
de variations d’épaisseur de teintes et de saturation
vous accédez à la couleur juste
celle où vous porte votre exigence

une eau transparente autant que profonde
une translucidité de rêve
surface qui diffuse la lumière et s’anime
épiderme fragile laissant affleurer dans ses strates
l’ombre de nos inconscients

**
Extrait de la 7ème partie « Résurrection »

(Page 80)

résurrection
comment ne pas y reconnaître une expérience intime

quelle vie n’a pas été
traversée/renversée
par une seconde illuminante
temps suspendu espace aboli
saveur d’éternité au sein du plus banal

et peu importe qu’aussi vite la vague reflue

en se retirant elle laisse au coeur
un parfum une musique
un espoir

mémoire de l’éphémère ébloui
irriguant nos vies
provisoires

**

Retable d’Issenheim (fermé) avec La Crucifixion



Des arbres à abattre de Thomas Bernhard

couverture chez folio

Ce livre de Thomas Bernhard m’a été offert par mon ami le poète Denis Hamel et j’ai choisi de le chroniquer pour le défi des Feuilles Allemandes de Patrice et Eva du blog « Et si on bouquinait un peu » et de Fabienne du blog « Livr’escapades » en ce mois de novembre 2021.

Thomas Bernhard (1931-1989) est un écrivain et dramaturge autrichien, né aux Pays-Bas, il passe son enfance à Salzbourg auprès de son grand-père pendant toute la période nazie. Il souffre dès son enfance de la grave maladie pulmonaire qui finira par l’emporter. Il étudie la musique et exerce quelques temps le métier de journaliste. Ses premiers romans remportent un grand succès, de même que son théâtre. Très critique, pour ne pas dire haineux, vis-à-vis de son propre pays et volontiers provocateur, ses œuvres et ses discours ont souvent fait scandale en Autriche. Malgré tout, Thomas Bernhard a continué à y vivre jusqu’à sa mort.

Présentation du Livre :

Nous assistons dans ce livre au long monologue intérieur d’un écrivain autrichien particulièrement haineux, rancunier et acariâtre, âgé d’une cinquantaine d’années, au cours de sa visite chez le couple Auersberger, lors d’un « dîner artistique » où l’on attend pendant deux heures un vieux comédien du Burgtheater en l’honneur duquel ce dîner est donné. Ce monologue intérieur, très obsessionnel et répétitif, nous permet de mieux comprendre les relations du narrateur-écrivain avec le cercle amical des Auersberger, des gens avec qui il avait coupé les ponts depuis trente ans et qu’il trouve absolument exécrables et insupportables. Le comédien si longuement attendu arrivera finalement à ce diner artistique après minuit, ce qui sera l’occasion de passer à table, mais les réactions des uns et des autres ne seront pas celles que l’on pouvait prévoir et l’ambiance va se gâter encore davantage. (…)

Mon humble Avis :

Je n’ai pas été trop surprise par le style de l’auteur car j’avais déjà lu de lui quelques romans, comme « Oui » et « Le Naufragé » mais je suppose qu’un lecteur découvrant Thomas Bernhard avec ce livre serait un peu déconcerté par ce style répétitif, plein d’exagérations, bourré d’adverbes, et par l’omniprésence de l’incroyable et inénarrable « fauteuil à oreilles » qui doit apparaître au moins deux cents fois dans les cent premières pages. Malgré tout, cette écriture a quelque chose de fascinant, d’hypnotique, et on a du mal à lâcher en cours de route ce monologue énergique et plein de verve !
On se demande au cours des premières pages si le narrateur est dérangé mentalement. Mais non : il est seulement animé par une colère et une rage débordantes. Il a l’impression de s’être fait avoir en acceptant ce diner artistique chez un couple d’anciens amis qu’il ne peut plus supporter, pas plus qu’il ne peut supporter les autres invités de ce diner ni les artistes autrichiens les plus en vue de ce pays. Plus encore : il s’en veut à lui-même et ne cesse de s’accabler de reproches.
Un personnage pourtant semble échapper à sa misanthropie généralisée : Joana, une de ses amies, artiste elle aussi, qui avait beaucoup de talent et qui ne s’est jamais compromise avec l’art officiel ou les instances culturelles gouvernementales.
Dégoût du monde culturel, horreur des prétentions artistiques, des honneurs et des décorations distribuées aux artistes par l’Etat autrichien de manière totalement injuste et arbitraire, sont autant de thèmes récurrents d’un bout à l’autre de ce livre.
Mais ce roman sombre a aussi ses zones lumineuses et ses élans vers l’espérance.
Un livre que j’ai plutôt aimé et qui ne peut laisser aucun lecteur indifférent !

Un Extrait page 104 :

Qu’est-ce que je fais dans cette société avec laquelle je n’ai plus été en contact depuis vingt ans, et avec laquelle, depuis vingt ans, je n’ai d’ailleurs pas voulu avoir le moindre contact, et qui a suivi son chemin comme j’ai suivi le mien ? me dis-je dans le fauteuil à oreilles. Que diable suis-je venu faire dans la Gentzgasse ? me demandai-je, et je me dis que j’avais cédé à un sentimentalisme momentané, au Graben, et que je n’aurais jamais dû céder à un sentimentalisme aussi répugnant. J’ai eu un moment de faiblesse au Graben, et je me suis abaissé à accepter l’invitation de ces époux Auersberger que je méprise et hais finalement depuis tant d’années déjà, me dis-je dans le fauteuil à oreilles. Nous devenons et nous nous montrons momentanément ignoblement sentimentaux, me dis-je dans le fauteuil à oreilles, nous commettons le crime de bêtise en allant là où nous n’aurions jamais dû aller, en allant même chez des gens que nous méprisons et haïssons, pensai-je dans le fauteuil à oreilles, je vais effectivement dans la Gentzgasse, ce qui est incontestablement, venant de moi, non seulement une bêtise mais une véritable infâmie. Nous devenons faibles et nous tombons dans le piège, dans le piège social, pensai-je dans le fauteuil à oreilles, car cet appartement de la Gentzgasse n’est actuellement pour moi rien d’autre qu’un piège social dans lequel je suis tombé. (…)

Georgia O’Keeffe, l’exposition au Centre Pompidou

Fleur Blanche n°1, 1932

« Quand vous prenez une fleur dans votre main et que vous l’observez vraiment, elle devient votre monde pour un instant. Ce monde, je voulais le donner à quelqu’un d’autre. » Georgia O’Keeffe.

Oriental Poppies, 1927
white birch, 1925
Lake George Autumn, 1922
Yellow and Pink



« la peinture réaliste n’est jamais bonne si elle n’est pas réussie d’un point de vue abstrait. » Georgia O’Keeffe.

Nature forms

Tour du Shelton Hotel, 1926

« Je n’avais jamais habité un étage aussi élevé auparavant, et cela m’a tellement enthousiasmée que je me suis mise à parler de peindre New York. Bien sûr, on m’a dit que c’était impossible – même les gars ne s’en étaient pas très bien sortis. Depuis mon adolescence on me disait que j’avais des idées absurdes donc j’étais habituée, et j’ai poursuivi mon idée de peindre New York. » Georgia O’Keeffe

Courte Biographie :

Georgia O’Keeffe, née le 15 novembre 1887 et morte le 6 mars 1986 à Santa Fe, est une des principales peintres américaines du 20ème siècle. Sa vocation pour la peinture se révèle dès son plus jeune âge. Après des études d’art, elle commence à enseigner la peinture et à exposer ses œuvres dès 1916 et a en 1917 sa première exposition personnelle. En 1924 elle épouse le photographe Stieglitz qui possède une galerie et l’aide dans sa carrière. Elle commence à s’intéresser à la culture indienne et à la région du Nouveau Mexique, où elle finira par s’installer et qui sera une source d’inspiration pour ses tableaux. A partir des années 1940, des expositions rétrospectives mettent ses œuvres à l’honneur. Elle meurt presque centenaire.

L’exposition Georgia O’Keeffe se tient actuellement à Paris, au Centre Pompidou, depuis le 8 septembre jusqu’au 6 décembre 2021.

Bilan de mon Printemps des Artistes 2021

Voilà, la première édition de mon double mois thématique « le Printemps des Artistes » s’est terminée hier et il est temps d’en faire un bilan et de rappeler les nombreux billets qui ont été publiés à cette occasion et qui ont été très variés, dans les thèmes, les arts et les époques choisis.
Merci aux participant(e)s et tout particulièrement à Goran, à qui je dédie ce billet, et ce d’autant plus qu’il avait créé le logo de ce « Printemps des Artistes » avec un talent graphique formidable. Merci aussi à Claude pour ses nombreux billets de qualité et à Madame lit qui a eu la gentillesse de participer à l’aventure avec une très intéressante biographie des sœurs Brontë.
J’espère que vous avez pris autant de plaisir à suivre ce défi que moi à l’organiser et je serai ravie de vous en proposer une deuxième édition l’année prochaine, en avril 2022.

Logo du Défi créé par Goran

Billets de Goran :

La Belle noiseuse, de Jacques Rivette, film sur le thème de la peinture
Le chef d’oeuvre inconnu, de Balzac, roman sur le thème de la peinture.

Billets de Claude :

Le Chat et l’oiseau à la manière de Paul Klee
A mains nues de Leïla Slimani , livre où il est question de peinture (mais aussi de chirurgie)
Glenn Gould une vie à contretemps de Sandrine Revel, livre sur le célèbre pianiste virtuose
Une poésie de Bernard Noël
Monet nomade de la lumière, livre sur le peintre Claude Monet
Au hasard les oiseaux de Jacques Prévert, très beau poème
Reflet de choses de Maurice Carême, très beau poème

Billet de Madame lit :

Les Brontë par Jean-Pierre öhl, biographie des célèbres sœurs Brontë

Mes propres Billets :

Emily Dickinson, a quiet passion, biopic sur la grande poétesse
Les Parapluies d’Erik Satie, de Stéphanie Kalfon biographie romancée du musicien
Le Piano que baise une main frêle, de Paul Verlaine, poème sur la musique
Marcher jusqu’au soir, de Lydie Salvayre, livre sur la sculpture et l’art moderne
Térébenthine, de Carole Fives, roman sur l’art contemporain et la peinture
Coltrane (Méditation), de Zéno Bianu, recueil de poésie sur le jazz
Pour un Herbier, de Colette et Raoul Dufy, recueil de textes poétiques et d’aquarelles.
Des Poèmes de J.M. de Heredia sur des peintres
Les Demoiselles de Rochefort, de Jacques Demy, film sur la musique et la danse
Jeune Fille d’Anne Wiazemsky, roman dans le milieu du cinéma, autour de Robert Bresson
Deux poèmes de Jean-Michel Maulpoix sur la couleur bleue
Au Piano, de Jean Echenoz, roman dont le héros est un pianiste virtuose
Comment Wang-fô fut sauvé et autres nouvelles, de Marguerite Yourcenar, nouvelle sur la peinture
Django, biopic sur le grand musicien de jazz Django Reinhardt
Gloire tardive d’Arthur Schnitzler, roman sur un groupe de poètes

**

Térébenthine de Carole Fives

couverture du livre chez Gallimard

Ce roman, publié chez Gallimard, faisait partie de la Rentrée Littéraire de l’automne 2020, et j’en ai entendu parler grâce au blog de Matatoune « Vagabondage autour de soi » dont je vous invite si vous le souhaitez à lire la chronique très bien faite et intéressante : par ce lien.

J’ai donc lu « Térébenthine » dans le cadre de mon défi thématique « Le Printemps des artistes » puisqu’il était grand temps que j’aborde le sujet de l’art contemporain.

Vous savez sans doute que, dans l’Art Contemporain, et depuis déjà quelques décennies, la peinture est considérée comme un art obsolète, ringard, pour ainsi dire mort.
Les artistes contemporains font de la vidéo, des installations, des performances, de l’art conceptuel – sûrement pas de la peinture, qui d’ailleurs ne s’expose plus depuis longtemps dans les galeries considérées comme sérieuses et n’est plus enseignée non plus dans les écoles d’art les plus prestigieuses, comme la très mal nommée Ecole des Beaux-Arts.

C’est précisément le thème de ce roman qui nous transporte au début des années 2000 et nous permet de suivre les parcours artistiques et personnels de trois étudiants aux Beaux-Arts de Lille tout au long des trois années de leur cursus jusqu’à l’obtention de leur diplôme, puis les premières années de leur vie adulte, leur insertion dans le monde du travail, la confrontation au monde réel.
Il se trouve que ces trois jeunes étudiants tiennent absolument à devenir peintres – suscitant le mépris de leurs camarades qui les surnomment « les térébenthine » par dérision et provoquant chez leurs professeurs une agressivité étonnante et des tentatives pour les dissuader de continuer et les ramener dans le droit chemin de l’art conceptuel.

La narratrice est une jeune fille un peu timide, qui préfère s’exprimer par la peinture que par la parole et qui croit à l’importance des émotions et de la sensibilité, alors qu’on cherche à lui enseigner précisément le contraire : l’ annihilation des émotions et des intuitions, la prééminence du discours et des concepts théoriques sur tout le reste, y compris l’œuvre elle-même. A force de se confronter à l’hostilité de ses professeurs et du monde de l’art, elle passe progressivement de la peinture à l’écriture : les mots envahissent d’abord ses tableaux puis il n’y a plus besoin de tableaux et elle préfère écrire de la littérature.

Si ce livre est une charge contre l’Art Contemporain et surtout contre l’Ecole des Beaux-Arts, il reste malgré tout modéré et raisonnable dans ses critiques et on sent que la narratrice n’est pas opposée à toutes les formes d’art contemporain, elle aime sincèrement certains artistes, s’y intéresse et s’en nourrit pour ses propres créations.
Ce n’est donc pas la charge d’une réactionnaire extrémiste ou d’une peintre aigrie qui n’aurait rien compris à son époque, tout au contraire : elle semble en avoir fait le tour et en avoir bien cerné les qualités et les défauts !
C’est surtout une personne qui revendique la liberté de créer selon sa propre intuition et ses propres goûts et qui refuse de se faire formater dans les carcans d’un art officiel qui répète indéfiniment les mêmes vieilles formules de Marcel Duchamp alors qu’elles datent de plus d’un siècle.

Un livre très intéressant, édifiant, parfois touchant.
Il se lit rapidement grâce à des phrases courtes et frappantes : une écriture efficace et sans fioritures stylistiques particulières.

Voici un extrait page 147

Syndrome de la toile blanche. Le pinceau suspendu dans le vide. Que peindre ? Que dessiner ? Et surtout, à quoi bon ?
Oui, à quoi bon une toile de plus ? Les tableaux s’entassent dans ton studio, il n’y a plus de place pour marcher, ni même pour respirer. Tu te souviens de cette performance de Gutaï que vous avait montrée Urius lors de votre premier cours aux Beaux-Arts. Qu’y a-t-il derrière la toile ? La vie, tout simplement !
Les conceptuels ont raison. La peinture, c’est dégueulasse. Ca coule, ça dégouline, ça salit. Sale comme un peintre, oui. Tu n’as plus rien à peindre, plus rien à montrer. Et surtout, plus envie. Tes dernières bonnes toiles datent des Beaux-Arts finalement. Les toiles-mots, les toiles-pages. Tu penses à Cy Twombly. A ses grandes écritures. Que peut-on dire avec l’écriture qu’on ne peut montrer avec la peinture ?

Urinoir de Marcel Duchamp (« Fontaine »)

Les Parapluies d’Erik Satie de Stéphanie Kalfon

couverture chez Folio

J’ai acheté ce livre par hasard, dans ma librairie préférée, surtout attirée par le titre et la référence à Erik Satie dont j’apprécie beaucoup les œuvres pour piano.

Dans ce livre, qui est une sorte de biographie romancée d’Erik Satie, ou un genre d’essai biographique, ce sont surtout les aspects sombres et désespérés du personnage qui sont mis en valeur : sa tristesse, son alcoolisme, sa solitude effrayante, sa misère et ses nombreux deuils familiaux depuis son plus jeune âge, avec la perte d’une petite sœur, de sa mère quand il avait 6 ans puis de sa grand-mère dans des circonstances traumatisantes pour lui.
Erik Satie nous est donc présenté comme un artiste maudit, une figure romantique à la Van Gogh, un marginal accumulant les échecs sans répit, trahi par ses rares amis (par exemple Claude Debussy qui lui vole une de ses idées, celle qui lui tient le plus à cœur), incompris de tous les critiques qui se moquent de lui ou le passent sous silence, d’une susceptibilité qui lui gâche la vie, et d’un caractère à la fois timide, reclus et excentrique.
Je respecte le choix de l’autrice de portraiturer Satie de cette manière et je n’aurai pas la prétention de détenir la vérité au sujet du grand compositeur mais ma vision des choses était un peu plus nuancée. Il me semblait que Satie avait obtenu aussi certains succès, qu’il était un personnage mondain très en vue, fréquentant Picasso, les ballets russes, les peintres de l’Ecole de Paris, les dadaïstes, puis qu’il fut reconnu comme un maître et un modèle par le fameux Groupe des Six, et admiré par de nombreux jeunes artistes dans les dernières années de sa vie.
Je crois aussi que Satie était un provocateur et qu’il ne s’attendait pas forcément à recevoir des pluies d’éloges de la part des critiques ou du Conservatoire, la musique qu’il composait était plutôt faite pour les choquer.
De ces différents aspects plus joyeux et plus énergiques du compositeur, il n’est pas question dans cette biographie romancée.
J’ai apprécié l’écriture de Stéphanie Kalfon, qui est expressive et alerte, et joue sur les mots en détournant le langage musical à ses propres fins.

Un livre qui m’a beaucoup intéressée ! Je l’ai lu rapidement et il m’a fait réfléchir à ma propre vision d’Erik Satie et de l’artiste en général.

Extrait page 23 :

Peut-être, aussi, qu’il fut le plus secret des hommes. Le plus fou ? s’interrogent beaucoup. Oh non… n’allez pas croire que la folie se loge dans l’exubérance. Non, ne croyez pas aux mensonges des hommes à propos d’eux-mêmes, aux masques, aux apparences. Ne lisez pas les visages comme des étiquettes. La folie n’est pas du côté de l’extravagance, elle est du côté de la normalité. C’est bien la normalité qui est pure folie, la validation de la comédie sociale par ceux qui la jouent. La validation des groupes par eux-mêmes. Les gens seuls, les déviants, les étranges, les bizarres, ne sont que la doublure honnête des photocopies carbone qui représentent la masse des vivants. Ceux qui marchent sur la tête, les vrais fous, sont ceux qui jamais n’ont besoin d’air. (…)

Les parapluies d’Erik Satie a été publié chez Folio en 2019 (sa première édition date de 2017 chez Gallimard), il a reçu le Prix Littéraire des musiciens 2018.

Je l’ai lu dans le cadre de mon défi « Le Printemps des Artistes ».

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