Des Poèmes d’Ingeborg Bachmann

Une poète de langue allemande que je n’avais encore jamais lue et que j’ai découverte grâce à ces Feuilles Allemandes de 2022, Ingeborg Bachmann (1926-1973), de nationalité autrichienne et qui fut l’amie et l’amante de Paul Celan mais aussi son inspiratrice et son interlocutrice poétique préférée.

Note Pratique sur le livre

Genre : Poésie
Editeur : Gallimard
Année de parution en français : 2015
Edition bilingue avec une préface et une traduction de Françoise Rétif
Nombre de Pages : 581

**

Note sur la Poète

Ingeborg Bachmann naît en Autriche près des frontières suisse et italienne. Son père, professeur, adhère au parti nazi hitlérien dès 1932. Elle fait des études de germanistique et de philosophie à Vienne et obtient son doctorat en 1950. Elle rencontre Paul Celan en 1948 et ils s’influencent mutuellement sur le plan littéraire. A partir de 1952, elle adhère au Groupe 47 qui réunit des écrivains allemands désireux de rompre avec la période du nazisme et de renouveler profondément la littérature. Son premier recueil poétique « Le temps en sursis » lui apporte une grande renommée. Elle publie par la suite des nouvelles, un roman (« Malina », 1971), un autre recueil poétique (Invocation de la grande ourse, en 1956). Elle meurt dans un incendie accidentel à l’âge de quarante-six ans seulement. Ayant laissé un grand nombre d’écrits inédits, son oeuvre est encore en cours d’exploration.

**

Trois Poèmes d’Ingeborg Bachmann

Extrait du recueil « Le Temps en sursis » (1953)

Page 177

Les Ponts

Devant les ponts le vent tend plus fort le ruban.

Aux traverses le ciel pulvérisait
son bleu le plus sombre.
De ce côté et de l’autre nos ombres
changent sous la lumière.

Pont Mirabeau… Waterloobridge…
Comment les noms supportent-ils
de porter les sans-nom ?

Émus par les perdus
que la foi ne portait pas,
les tambours dans le fleuve s’éveillent.

Tous les ponts sont solitaires, 
et la gloire leur est dangereuse, 
comme à nous, même si nous croyons percevoir 
le pas des étoiles 
sur notre épaule. 
Cependant, au-dessus de la pente de l’éphémère 
nul rêve ne déploie une arche pour nous.

Il vaut mieux vivre
au nom des rives, de l’une à l’autre,
et veiller tout le jour,
que celui qui a reçu mission coupe le ruban.
Car il atteint les ciseaux du soleil
dans le brouillard, et s’il est ébloui,
le brouillard l’enlace dans la chute. 

**

Extrait du recueil « Invocation de la Grande Ourse » (1956)

Page 323

Ce qui est vrai

Ce qui est vrai ne jette pas de poudre aux yeux,
ce qui est vrai, sommeil et mort l’exigent de toi,
comme ancrés dans ta chair, chaque douleur portant conseil,
ce qui est vrai déplace la pierre de ta tombe.

Ce qui est vrai, même hors de portée, évanescent
dans le germe et la feuille, dans le lit pourri de la langue
une année et une autre année et tous les ans durant-
ce qui est vrai ne crée pas de temps, il le compense.

Ce qui est vrai fait la raie à la terre,
démêle rêve et couronne et les travaux des prés,
monte sur ses ergots et plein de fruits extorqués
te foudroie et te boit tout entier.

Ce qui est vrai n’attend pas l’expédition de prédateurs
où pour toi peut-être tout est en jeu.
Tu es sa proie, quand s’ouvrent tes plaies,
rien ne t’attaque qui ne te trahisse en fait.

Arrive la lune et ses cruches de fiel.
Alors bois ton calice. La nuit tombe amère.
Dans les plumes des pigeons floconne la lie,
tant qu’une branche n’est pas mise à l’abri.

Tu es prisonnier du monde, de chaînes encombré,
mais ce qui est vrai trace des fissures dans le mur.
Tu veilles et guettes ce qui est juste dans l’obscurité,
tourné vers l’issue inconnue.

**

Extrait des « Poèmes 1957-1961 »

Page 411

Aria I

Où que nous allions sous l’orage de roses,
la nuit est éclairée d’épines, et le tonnerre
du feuillage, naguère si doux dans les buissons,
est maintenant sur nos talons.

Où toujours on éteint ce qu’enflamment les roses,
la pluie nous emporte dans le fleuve. Ô nuit plus lointaine !
Une feuille pourtant, qui nous toucha, sur les ondes dérive
derrière nous jusqu’à l’embouchure.

**

L’Invaincu de Satyajit Ray

Affiche du Film

Vous vous souvenez peut-être que j’avais chroniqué en novembre dernier un film de Satyajit Ray, La Complainte du Sentier (1955) qui était le premier volet de la fameuse Trilogie d’Apu, où nous suivions les premières années d’enfance du héros, Apu, au sein d’une famille lettrée et religieuse mais très pauvre.
Je viens donc de regarder le deuxième volet de cette trilogie, L’Invaincu (1957) où nous retrouvons le jeune Apu et le voyons évoluer entre l’âge de dix ans et la période de ses études supérieures.

Quatrième de Couverture du DVD :

Dans la suite de La complainte du sentier (Pather Panchali), Apu a dix ans et il est installé avec sa famille à Bénarès. Sur les escaliers qui dominent le Gange, son père gagne désormais sa vie en lisant des textes sacrés. Suite au décès inattendu de ce dernier, sa mère décide alors de retourner vivre à la campagne. Devenu un élève brillant, Apu décroche une bourse et part étudier à Calcutta, laissant sa mère déchirée par le chagrin.

L’Invaincu (Aparajito), deuxième volet de la trilogie d’Apu, est l’histoire simple d’un jeune adolescent assoiffé de sciences. Entre émerveillement et profonde tristesse, Satyajit Ray accède toujours à la vérité dans les instants du quotidien dépouillés de tout oripeau mélodramatique, mais il ne se refuse pas à intensifier, voire à transcender l’émotion humaine.

Ce grand film poétique, Lion d’or à Venise en 1957, permit à Satyajit Ray de conquérir ses lettres de noblesse, le plaçant dans la lignée des grands humanistes tels que Renoir ou Flaherty.

Mon humble Avis :

Nous retrouvons dans ce film certaines caractéristiques déjà présentes dans le premier opus : la même famille, réduite aux deux parents et à leur fils Apu, puisque la grande sœur Durga était morte à la fin de La Complainte du Sentier. Puis cette famille se réduit encore à la mère et au fils à partir de la mort subite du père et, enfin, dans les dernières minutes de L’Invaincu, Apu se retrouve orphelin, seul.
Une grande différence entre le premier et le deuxième volet, c’est qu’il y avait une relative unité de lieu dans La Complainte du sentier, qui se déroulait essentiellement dans la pauvre maison à la campagne de la famille d’Apu, dans une certaine immobilité méditative, tandis que L’Invaincu nous fait voyager successivement dans les rues de Bénarès, au bord du Gange, puis de nouveau à la campagne, et enfin à Calcutta où Apu fait ses études. L’Invaincu se déroule donc beaucoup en ville – et, plus précisément, dans la grande ville surpeuplée – et nous avons souvent des scènes de rues, des mouvements de foule, des attroupements religieux, et donc un aspect plus mouvementé.
Le thème religieux m’a semblé important dans ce volet : Apu, par tradition familiale, se voit obligé d’apprendre la prêtrise et il l’exerce même un petit peu mais il n’a aucune vocation pour cela et ne rêve que de sciences, vers lesquelles il finit par se diriger après avoir refusé de devenir prêtre. Apu doit donc s’opposer à sa famille, à la tradition, pour choisir sa voie individuelle et libre. Par ailleurs, d’autres indices nous montrent une certaine méfiance, voire une hostilité, vis-à-vis de la religion. Ainsi, c’est en buvant l’eau du Gange (censée être sacrée) que le père d’Apu rend l’âme brutalement. De la même manière, dans La Complainte du sentier, c’était peu après avoir prié les dieux de la rendre heureuse que Durga mourait et l’intervention néfaste des dieux était soulignée par plusieurs images insistantes.
Le thème de la loyauté à la famille, et notamment à la mère, est très présent dans la dernière partie du film : par ambition personnelle, Apu accorde sa priorité à ses études et à la construction de son avenir personnel mais il doit, de ce fait, délaisser sa mère et la laisser seule, ce qui causera un drame. Il semble donc que le conflit entre l’égoïsme et l’altruisme soit une des idées majeures du film, tout en comprenant que l’égoïsme peut être aussi une valeur noble, porteuse de liberté, d’épanouissement et de progrès, contrairement à une conception traditionnelle de la piété familiale, reposant sur l’obéissance et une certaine stagnation des individus.
Vous l’aurez compris, ce film m’a beaucoup intéressée et je l’ai vu avec grand plaisir. Il est tout à fait dans la continuité de La Complainte du sentier, qui est en tous points magnifique.

**

Je profite de cette chronique pour vous souhaiter à tous une très belle année 2022 ! Meilleurs vœux de santé, amour, chance et de belles lectures ! Et puis je nous souhaite toujours plus de poésie et de beauté, beaucoup moins de virus, et des élections qui puissent nous porter bonheur…

Un poème de René Depestre contre le racisme

J’ai déjà parlé il y a deux ou trois semaines du poète haïtien René Depestre.
J’en reparle aujourd’hui pour vous donner à lire le poème Est-ce vrai ? extrait du recueil Minerai Noir (1956).

Est-ce vrai ?

Est-ce vrai qu’à tes yeux racistes
Dans l’ordre des fléaux de ce monde
les nègres viennent avant les volcans
les nègres viennent avant le grisou
les nègres viennent avant le simoun ?

Est-ce vrai que la force de mes bras
et la machine à laver ton linge
sont des chevaux du même attelage
sont des esclaves de la même chaîne ?

Est-ce vrai que tu préfères
le phare blanc de ton auto
au feu noir de mon visage,
la patte blanche de ton chien
au joyeux bonjour de mes mains ?

Est-ce vrai que tu ne sais pas
de film plus doux et reposant
que le spectacle de mon cœur
montant sur le bûcher raciste ?
Est-ce vrai que tu gardes
à portée de la main
une corde qui porte mon nom
une balle qui sait par cœur
la carte obscure de mon corps
un tribunal toujours prêt
à me couvrir de ténèbres
un linceul coupé
sur la mesure de mon âme ?

Ô blanc serpent du racisme
crieur de mon sang versé
comme j’eusse aimé
que tout ce poison
naquît de la nuit
des mauvaises langues
comme j’eusse aimé
crieur de mes jours
voir quelque lueur
rétablir le cours humain
de la beauté dans ton cœur !

Mais le sang versé des nègres
du haut de ses saisons en fleurs
me crie de prendre garde à toi
tu es sur mon chemin
me crie le sang musicien
tu es une tête de mort
une mauvaise tête
de la pire des morts
une tête à claques
au service de la mort.

René DEPESTRE.

Voyage à Tokyo de Yasujirô Ozu


Ce film est un classique japonais en noir et blanc de 1953. Comme souvent chez Ozu, il s’agit d’une chronique familiale. Mais tandis que beaucoup de ses films envisagent la vie du point de vue de la jeunesse (difficultés à se marier, obéissance aux parents, etc.) ici le point de vue est celui de la vieillesse, en l’occurrence d’un couple d’une bonne soixantaine d’années, déjà fatigué et d’une gentillesse extrême.
Ce couple âgé, qui habite à la campagne avec leur plus jeune fille, part en voyage à Tokyo pour rendre visite à leurs deux enfants aînés, un médecin et une coiffeuse, qui ont tous les deux trop de travail et d’affaires à gérer pour s’occuper de divertir ces deux parents embarrassants et encombrants. C’est Noriko, la veuve de l’un de leurs fils, mort à la guerre huit ans plus tôt, qui se montre accueillante et bienveillante avec eux, malgré son emploi qui l’accapare beaucoup. Mais le vieux couple, touché et reconnaissant envers cette jeune femme, l’encourage à refaire sa vie et à ne plus s’occuper d’eux. Je ne vais pas dévoiler la fin mais la maladie et la solitude sont au bout du voyage.
C’est un film très bouleversant, où les situations dramatiques sont renforcées par un certain fatalisme, et une grande politesse dans les rapports entre les personnages. Bien qu’ils soient tous de la même famille, leurs relations sont en général froides et cérémonieuses, et il y a peu de familiarités entre eux. Bien que le couple âgé soit traité avec désinvolture par ses deux enfants aînés, il ne se départit jamais de sa douce courtoisie et semble très flegmatique. Le seul personnage présenté comme ouvertement antipathique – la coiffeuse – a aussi ses bons côtés et on sent qu’Ozu ne la condamne pas complètement, qu’il ne veut pas caricaturer.
Ce film a été tourné huit ans après la fin de la seconde guerre mondiale, et l’influence du mode de vie occidental – américain en particulier – sur le Japon était extrêmement forte, avec un grand décalage entre valeurs traditionnelles et valeurs « modernes ».
Je crois que Voyage à Tokyo illustre justement ce conflit entre des valeurs traditionnelles (respect des anciens, sens de la famille, sacrifice de l’intérêt individuel devant l’intérêt commun, etc) représentées dans le film par le couple âgé, et les valeurs modernes occidentales (individualisme, productivité, franchise brutale, isolement des anciens). Clairement, à la fin du film, c’est la modernité qui l’emporte, puisque le personnage de Noriko finit par abandonner ses principes de dévouement et d’abnégation.

Sonnet 48 de Pablo Neruda


J’ai déjà publié plusieurs sonnets de La Centaine d’amour de Pablo Neruda mais je ne m’en lasse jamais.
Voici le sonnet 48, extrait de la partie « Midi » (deuxième partie du recueil entre « Matin » et « Soir »).

***

Les deux amants heureux ne font plus qu’un seul pain,
une goutte de lune, une seule, dans l’herbe,
ils laissent en marchant deux ombres qui s’unissent,
dans le lit leur absence est un seul soleil vide.

Leur seule vérité porte le nom du jour :
ils sont liés par un parfum, non par des fils,
ils n’ont pas déchiré la paix ni les paroles.
Et leur bonheur est une tour de transparence.

L’air et le vin accompagnent les deux amants,
la nuit leur fait un don de pétales heureux,
aux deux amants reviennent de droit les œillets.

Les deux amants heureux n’auront ni fin ni mort,
ils naîtront et mourront aussi souvent qu’ils vivent,
ils possèdent l’éternité de la nature.

***

Molloy de Samuel Beckett

Voici un livre pour le moins étonnant, qui constitue une lecture commune avec Goran, du blog Des livres et des films et je vous invite à prendre connaissance de sa critique ici-même !

Précisons tout de suite que ce roman se compose de deux parties à peu près égales : dans la première nous suivons les pérégrinations de Molloy, un vieillard hideux et asocial, qui souffre de diverses difformités physiques et qui se déplace à travers villes, campagnes, bords de mer, et finalement forêts d’abord à bicyclette, puis à pied, et finalement en rampant sur le sol. Que cherche Molloy ? A retrouver sa mère, avec laquelle il entretient des relations fortement conflictuelles, mais avec qui il pense avoir une affaire à régler, et bien qu’il ne dise jamais quelle est cette affaire. Il croise au cours de son voyage quelques individus isolés mais aucun lien positif durable ne se noue avec eux, il reste un étranger solitaire.
Dans la deuxième partie du roman, nous suivons les faits et gestes de Moran, une sorte d’agent secret ou de détective, qui est chargé par un « messager » de retrouver la trace de Molloy dans le pays de Ballyba et tandis que lui vit dans la ville de Shit. Moran parait beaucoup mieux intégré dans la société que Molloy : il a une propriété terrienne, avec des poules et des ruches, il dispose d’une vieille domestique, il a un métier, il entretient des relations privilégiées avec le Père Ambroise, le curé de la ville, il règne avec autorité et même un peu de sadisme sur son fils unique, un garçon de treize ans assez récalcitrant. C’est précisément avec son fils qu’il est chargé de partir pour retrouver Molloy. Les préparatifs du départ durent assez longtemps, Moran ne cesse de repousser l’heure du départ, il se demande ce qu’il devra faire de Molloy quand il l’aura retrouvé.
Les deux héros du roman vivent dans une grande ignorance : Molloy ne sait pas son propre nom ni celui de la ville où habite sa mère, Moran se pose des tas de questions métaphysiques, surtout au terme de son voyage, des questions d’ordre biblique en particulier.
En lisant ce texte, on cherche des sens cachés, des symboles, aussi bien sur la psychanalyse et sur la filiation, mais aussi sur la religion ; on peut voir ces deux voyages de Molloy et Moran comme des processus de destruction, les deux personnages ne cessant de se dégrader physiquement et moralement.
Il m’a semblé que le thème du Mal était aussi très présent, car le mouvement de reptation de Molloy fait évidemment penser au serpent de la Genèse, et Moran lui-même se demande à la fin du livre  » le serpent rampait-il ou, comme l’affirme Comestor, marchait-il debout ? » ou encore  » serait-il exact que les diables ne souffrent point des tourments infernaux ? »

Ce roman très passionnant, mais dont la lecture est un peu difficile par moments, a été publié pour la première fois en 1951 aux éditions de Minuit, et l’exemplaire que je me suis procuré est paru chez Minuit Double.

Mémoire de fille, d’Annie Ernaux

Ce livre est paru il y a deux ans chez Gallimard et j’ai eu tout de suite très envie de le lire, mais finalement d’autres lectures m’ont accaparée entre temps et je n’y ai repensé que récemment.

Résumé du livre (par l’éditeur) :
« J’’ai voulu l’’oublier cette fille. L’’oublier vraiment, c’’est-à-dire ne plus avoir envie d’’écrire sur elle. Ne plus penser que je dois écrire sur elle, son désir, sa folie, son idiotie et son orgueil, sa faim et son sang tari. Je n’’y suis jamais parvenue. »
Dans Mémoire de fille, Annie Ernaux replonge dans l’’été 1958, celui de sa première nuit avec un homme, à la colonie de S dans l’’Orne. Nuit dont l’onde de choc s’’est propagée violemment dans son corps et sur son existence durant deux années.
S’’appuyant sur des images indélébiles de sa mémoire, des photos et des lettres écrites à ses amies, elle interroge cette fille qu’’elle a été dans un va-et-vient implacable entre hier et aujourd’’hui.

Mon avis :
Ce livre m’a touchée énormément, et pour plusieurs raisons :
– parce qu’Annie Ernaux aborde dans ce livre le thème de la jeunesse et de l’entrée maladroite dans l’âge adulte, avec tous les doutes, le mal-être, les errements, les erreurs, que cela engendre, l’instabilité émotionnelle dont elle parle avec beaucoup de justesse.
– parce qu’elle parle du désir féminin et de la honte qu’il peut entraîner, de l’attitude humiliante et violente des hommes qui ne respectent pas ce désir.
– parce qu’elle sait ressusciter les époques plus ou moins lointaines avec un grand talent, se remettre dans le contexte du moment, avec non seulement les événements historiques et culturels, mais aussi avec toutes les manières de penser, de parler, de réagir, ce qui est très passionnant et nous donne une impression d’être immergés dans ces époques.
– c’est aussi une réflexion sur la féminité, sur la liberté de vivre ou non selon ses aspirations et ses désirs.
Peut-être que, par moments, Annie Ernaux donne un peu l’impression d’avoir écrit ce livre pour régler des comptes, par esprit de rancune, mais il est vrai qu’elle a été confrontée dans cet épisode de sa jeunesse à des événements traumatisants, à des êtres assez ignobles.
Je recommande chaudement ce livre, d’une sincérité étonnante !

Demain les chiens, de Clifford Simak


Je ne crois pas avoir déjà chroniqué de livre de science-fiction sur ce blog, et il est vrai que je n’accroche généralement pas à ce type d’imaginaire, qui me parait souvent laborieux et factice.
Mais j’ai pris grand plaisir à lire ce classique de la SF américaine, qui déploie un monde imaginaire foisonnant et cohérent, où les animaux prennent leur revanche sur la civilisation humaine, vouée à péricliter par son égoïsme et son manque d’altruisme. C’est la civilisation canine qui prend la relève en se révélant plus pacifique, plus humaniste, et mieux adaptée à la complexité du monde.
Ce sont les robots, fabriqués par les hommes pour les servir, qui vont seconder les chiens en leur servant de mains.
Ce roman se présente sous la forme de huit contes. Avant chacun de ces contes, des notes explicatives à l’intention des lecteurs canins mettent en garde contre tel ou tel aspect peu crédible, ou cherchent à expliquer tel ou tel détail que leur civilisation a rejeté depuis longtemps. Ainsi, l’existence des hommes leur semble fort peu avérée, et la civilisation humaine développée dans des villes leur parait incompréhensible. Dans le premier conte, les seuls personnages sont des humains. Dans le dernier conte, il n’y a plus d’humains. Entre les deux, sept mille ans se sont écoulés et les six autres contes retracent les grandes étapes de cette histoire.
Ici aucune violence, les hommes ne disparaissent pas de la surface de la Terre par l’effet d’une guerre ou d’une épidémie, mais ils choisissent pour la plupart de devenir autre chose que des humains, sur une autre planète, dans un cadre plus harmonieux, pour trouver la plénitude. Ceux qui restent malgré tout sur Terre finissent par abandonner la partie en se vouant à un sommeil sans fin, par désœuvrement, par ennui.
Mutants, fourmis, Martiens, horlas, … enrichissent également ce roman de leurs particularités psychologiques ou philosophiques.
J’ai lu que ces contes avaient été écrits par Simak à partir de la fin de la deuxième guerre mondiale et jusqu’au début des années 50, comme une réaction à la barbarie humaine, et on sent en effet une émotion et une sensibilité particulières.
Un roman intelligent, un imaginaire insolite et captivant.

La magie noire, un poème d’Anne Sexton

J’ai trouvé ce poème d’Anne Sexton sur le site de poésie contemporaine Poezibao.
Anne Sexton (1928-1974) est une poète américaine contemporaine de Sylvia Plath.

 

La magie noire

Une femme qui écrit est trop sentimentale,
toutes ces transes et ces présages !
Comme si les cycles, les enfants et les îles
ce n’était pas assez ; comme si les deuils, les commérages
et les légumes ne suffisaient jamais.
Elle pense qu’elle peut mettre en garde les étoiles.
Une écrivaine est par essence une espionne.
Cher amour, je suis cette femme.

Un homme qui écrit est trop savant,
tous ces sorts et ces fétiches!
Comme si les érections, les congrès et les produits
ce n’était pas assez ; comme si les machines, les galions
et les guerres ne suffisaient jamais.
Avec des meubles d’occasion il fait un arbre.
Un écrivain est par essence un escroc.
Cher amour, tu es cet homme.

Sans jamais nous aimer nous-mêmes,
haïssant même nos chaussures et nos chapeaux,
nous nous aimons l’un et l’autre, mon trésor, mon trésor.
Nos mains sont bleu pâle et douces.
Nos yeux sont remplis de confessions terribles.
Et puis, quand nous sommes mariés,
les enfants nous quittent dégoûtés.
Il y a trop à manger et plus personne
pour absorber toute cette drôle d’abondance.

Choix et traductions de Patricia Godi.

Quelques poèmes de jeunesse de Richard Brautigan


J’ai trouvé ces quelques poèmes dans le recueil intitulé « Pourquoi les poètes inconnus restent inconnus » (je précise que ce livre n’apporte aucune réponse à cette intéressante question).
Il s’agit du premier recueil de poèmes de Brautigan, écrit alors qu’il n’avait que 21 ans, et qui a été découvert en 1992 dans le grenier d’Edna Webster, une ancienne amie du poète.
On y trouve déjà le style limpide et efficace qui feront plus tard la fortune de ce poète américain, héritier de la Beat Generation.

***

rien de neuf

Rien
de
nouveau
sous le soleil
sauf
toi et moi.

***

homme

Certains croient
que l’homme
est un fils de pute.

Certains croient
que l’homme est un ange
sans ailes.
(une pensée plutôt
morbide.)

Je crois que tous
ont tort et raison.

J’ai aussi
quelques idées à moi.

Plus
ou
moins.

***
baiser fantôme

Il n’y a
pas pire
enfer
que
de se rappeler
intensément
un baiser
qui
n’est pas venu.

***

asticots mangeant mon cerveau

Les asticots
mangeront
le cerveau
qui a ressenti
et s’est interrogé
en écrivant
ces poèmes.

Laissez les asticots
s’amuser.

Ils
ne vivent
qu’une fois.

***

Le cœur hanté

La plus grande tragédie de la vie
est le cœur hanté. Là où
préside un amour immense. Un amour
qui ne peut être résolu,
qui ne peut trouver la signification d’un baiser,
la paix d’une étreinte.

Toujours il y a un homme qui aime une femme
qui ne l’aime pas.

Les volets du cœur hanté claquent, le parquet
grince, des pleurs proviennent d’une chambre noire.

***