Des Poèmes de Domi Bergougnoux

Couverture chez Al Manar

Dans le cadre de mon Mois thématique sur la Maladie psychique (en fait réduit à trois semaines) je vous présente ce recueil de la poète Domi Bergougnoux La Craquelure, publié chez Al Manar en septembre 2021.
La poète évoque la maladie psychique de son fils dans des textes très expressifs où les détails du corps du jeune homme et ses attitudes angoissées sont observés avec acuité et compassion. A travers son regard de compréhension douloureuse, la poète exprime à la fois la souffrance de son fils et la sienne propre, se faisant mutuellement écho..

Note sur la Poète

Domi Bergougnoux a publié des textes dans de nombreuses revues et blogs de poésie : Lichen, Le Capital des mots, 17 secondes, Poésie première, Recours au Poème, l’Ardent Pays, Possibles. Deux recueils : Où sont les pas dansants ? en 2017 et Dans la tempe du jour en 2020 aux Editions Alcyone.

Quatrième de Couverture

Domi Bergougnoux écrit la souffrance, celle du fils et celle de la mère. L’amour s-y entend comme un cri qui serait murmuré, se dessine en rythmes, en images, en musique. Si l’on devait donner une couleur aux poèmes de Domi Bergougnoux ce serait le bleu, comme le blues, mais aussi comme l’horizon, cette espérance au loin.

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Page 17

Homme ébloui

Il a résisté à l’invasion des rumeurs sous son crâne
il a émoussé le tranchant froid des jours

Sur son chemin jalonné de chutes
il a joué avec la mort
au plus vif
au plus intense de son âme
il a lancé des prières et des reproches
à Dieu et à la lune

Il cache son secret
sous des oripeaux d’orgueil
il ouvre un tiroir plein de chagrins
il regarde un ciel découpé
à la fenêtre close

Sa tête
toujours trop vide ou trop pleine
ses yeux
trop fixes ou trop brillants
ses mains
maculées de cendres et de brûlures
il porte son blouson même par grand soleil
une sueur âcre imprègne son armure de cuir

Il se débat chaque matin
dans un halo de silence et de voix

Quand donc viendra l’amour
pour son cœur
illuminé
cerné de doute

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Page 52

Fou ?

Il était fou
peut-être
mais les autres ?

Marionnettes asservies
yeux recouverts
une taie opaque
les empêchait de voir
le gouffre du réel
s’ouvrir
sous leurs pieds
standardisés
normés
calibrés

Lui le fou avançait à pas de côté
à pas glissés chassés dansés
et ses pas de géant
traversaient les abîmes

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Des Poèmes d’Emily Dickinson

Couverture chez Poésie Gallimard

Comme je consacre ce mois de juin 2022 à la littérature américaine, voici quelques poèmes d’Emily Dickinson, dont j’avais déjà eu l’occasion de parler un petit peu avec le biopic de Terence Davies Emily Dickinson, a quiet passion et où vous pourrez retrouver des éléments de sa biographie, si vous le souhaitez.

Note sur la poète

Née en 1830 dans le Massachusetts, elle est contemporaine (mais un peu plus jeune) que les sœurs Brontë et Elizabeth Browning, dont elle sera une lectrice attentive. Elle étudie dans un collège très religieux et puritain. Elle écrit son premier poème en 1850 et, d’année en année, elle se consacre de plus en plus à la poésie. En 1862 et 1863 elle écrit énormément, presque un poème par jour. Menant une vie recluse dans la maison familiale, elle cultive quelques rares amitiés littéraires qui reconnaissent son grand talent mais elle publie très peu de son vivant (six poèmes dans des revues) et elle se retranche de la société. La fin de sa vie est marquée par les deuils successifs de ses parents, de son neveu très aimé et de plusieurs de ses amis proches, provoquant une dépression chez Emily. Elle meurt en 1886, à 56 ans.

Note pratique sur le livre

Editeur : Poésie/Gallimard
Date de cette édition française : 2007
Choix, traduction et présentation de Claire Malroux
Edition bilingue
Nombre de Pages : 434

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Choix de Poèmes

(Page 103)

Si tu devais venir à l’Automne,
Je chasserais l’Eté,
Comme mi-sourire, mi-dédain,
La Ménagère, une Mouche.

Si je pouvais te revoir dans un an,
Je roulerais les mois en boules –
Et les mettrais chacun dans son Tiroir,
De peur que leurs nombres se mêlent –

Si tu tardais un tant soit peu, des Siècles,
Je les compterais sur ma Main,
Les soustrayant, jusqu’à la chute de mes doigts
En Terre de Van Diemen.

Si j’étais sûre que, cette vie passée –
La tienne et la mienne, soient –
Je la jetterais, comme la Peau d’un fruit,
Pour mordre dans l’Eternité –

Mais incertaine que je suis de la durée
De ce présent, qui les sépare,
Il me harcèle, Maligne Abeille –
Dont se dérobe – le dard.

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(Page 237-238)

Etroit Domaine – le Cercueil,
Mais apte à contenir
En sa Hauteur rabotée
Un Citoyen du Paradis –

Largeur bornée – La Tombe –
Mais plus ample que le Soleil –
Que toutes les Mers qu’Il peuple –
Et les Pays qu’Il surplombe

Pour Qui à son mince Repos
Confie un seul Ami –
Circonférence sans Recours –
Ni Mesure – Ni Fin –

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(Page 235)

La Solitude qu’On n’ose sonder –
Qu’à supputer on répugne
Autant qu’à descendre en sa Tombe
Pour en prendre la mesure –

La Solitude dont la pire angoisse
Est de se percevoir –
Et de périr sous ses propres yeux
D’un simple regard –

L’Horreur à ne pas contempler –
Mais à longer dans l’Ombre –
La Conscience en suspens –
L’Être sous les Verrous –

Voilà, j’en ai peur – la Solitude –
Ses grottes et ses Couloirs
Le Créateur de l’âme à son gré
Les illumine – ou les scelle –

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Des Poèmes de Silvaine Arabo sur Nicolas de Staël

Nu-Jeanne de Nicolas de Staël

Ces poèmes sont extraits du recueil Kolia paru chez Encres Vives en 2015, dans la collection Encres Blanches n°626.
Kolia est le diminutif en langue russe du prénom Nicolas (car Nicolas de Staël était d’origine russe, exilé en France à la suite de la Révolution bolchévique).

Note sur la Poète :

Silvaine Arabo fut professeur de Lettres et chef d’établissement. Elle est l’auteur à ce jour (en 2015) d’une trentaine de recueils de poèmes et d’aphorismes parus chez divers éditeurs ainsi que de deux essais.
Elle a été publiée dans de nombreuses anthologies et revues françaises et étrangères.
Silvaine Arabo a créé en 2001 la revue « de poésie, d’art et de réflexion » Saraswati ainsi que plusieurs sites sur Internet dont l’un est dévolu à la cause animale.
Plasticienne, elle a exposé à Paris, en province et à l’étranger (Chine et Japon) et a remporté plusieurs prix pour ses travaux (Orangerie du Sénat : expo d’huiles sur toiles ; Japon : trois prix d’honneur pour ses encres). Elle illustre de ses dessins, toiles ou encres les recueils des poètes qui lui en font la demande.

Extrait de la note de l’auteure (en préface du recueil)

A travers ces quelques textes poétiques, j’ai tenté de suggérer la vie et l’œuvre du peintre Nicolas de Staël. J’ai préféré la méthode « impressionniste », à petites touches, avec jeux sur le temps, confrontation des dates, des situations…
En 2015, cela fera exactement soixante ans que le peintre s’est donné la mort en sautant dans le vide, du haut de son immeuble d’Antibes. (…)

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Citation

Comme l’écrit Jacqueline Saint-Jean à propos de ce recueil, « Silvaine Arabo invente ici un genre nouveau, une biographie poétique, en résonnance avec la vie fulgurante de Nicolas de Staël. (…) Rien de chronologique ici, car le ressenti ne l’est jamais. »

J’ai choisi cinq poèmes dans ce recueil

Page 3

Travailler la frontière
entre visible
et invisible
et aussi entre
abstrait et figuratif
Inventer un langage nouveau
Travailler !

*

Page 6

Tu maçonnes
une cathédrale
dira plus tard ta fille
et puis c’est l’éthéré – ou presque –
avant l’éclatement des couleurs
des footballeurs
du Parc des Princes

*

Page 6

Nu-Jeanne :
comme si le corps
ne pouvait se dégager
de la lumière.
Deux qui font bloc
juste pour suggérer
l’intensité d’un feu blanc

*

Ciel à Honfleur de Nicolas de Staël

Page 10

Ciel à Honfleur
mer et ciel en camaïeu gris-bleu
se touchent se confondent
Au premier plan
comme une neige
avant le noir absolu
de quelle secrète angoisse ?

*

Page 14

Staël, orphelin d’enfance
de pays,
de père, de mère,
de femme
– O Jeannine disparue –
Peindre peindre encore
et puis mourir !

*

Le Parc des Princes de Nicolas de Staël, 1952

La Convocation d’Herta Müller

Dans le cadre des Feuilles allemandes organisées par Patrice et Eva du blog « Si on bouquinait un peu » et de Fabienne du blog « Livr’Escapades« , je vous propose une chronique sur la Convocation d’Herta Müller.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, une petite notice biographique sur Herta Müller s’impose :

Née en 1953 en Roumanie, dans une famille qui appartient à la minorité germanophone du pays, elle étudie les littératures allemande et roumaine. Ayant à subir la censure en Roumanie, et mal vue par la dictature de Ceaucescu, elle émigre en Allemagne en 1987. Son œuvre romanesque dénonce les violences et les injustices contre les plus faibles et les crimes des régimes dictatoriaux, avec un style réputé pour sa remarquable poésie et sa beauté un peu sèche. En Allemagne, Müller est considérée comme une écrivaine de « World Littérature », « Littérature Mondiale ».
Elle obtient le Prix Nobel de Littérature en 2009, devenant ainsi la douzième femme à recevoir cette distinction et le troisième écrivain de langue allemande, après Elfriede Jelinek et Günter Grass.

Note pratique sur le livre :

Première publication en Allemagne : 1997
Editeur : Folio
Traduit de l’allemand par Claire de Oliveira
Nombre de pages : 263.

Quatrième de Couverture :

« Je m’arrêtai en titubant, les jambes en coton, les mains lourdes. J’étais brûlante et gelée en même temps, je n’avais pas couru loin du tout, juste un bout de chemin, c’était seulement vers l’intérieur que j’avais parcouru la moitié de la terre. »

Roumanie, à la fin des années Ceausescu. Surprise en train d’envoyer un message vers l’Ouest, la narratrice est convoquée dans les bureaux de la Securitate. Jour après jour, les interrogatoires se succèdent, aussi absurdes qu’inquiétants. Où puiser la force de résister ? Auprès d’un mari qui boit pour se donner du courage ? Dans le souvenir de Lily, morte sous les balles ? Pour échapper à la folie paranoïaque, elle prend une décision. Demain, elle ne se rendra pas à la convocation…

Mon Humble Avis :

J’ai eu beaucoup de mal à avancer dans la lecture de ce roman car je me suis passablement ennuyée – un ennui de plus en plus envahissant au fur et à mesure que j’approchais de la fin.
Pourquoi me suis-je autant ennuyée ? Je vais tenter de l’expliquer. Déjà, les personnages n’ont aucun trait de caractère ou qualité susceptibles de titiller la curiosité du lecteur ou, seulement, d’accrocher son attention : aucun n’est vraiment sympathique, certains sont antipathiques mais ils restent épisodiques, la psychologie des uns et des autres n’est absolument pas creusée, je les ai ressentis comme des vagues pantins, et surtout l’héroïne-narratrice dont les motivations sont bien difficiles à comprendre. Ce que l’on comprend, c’est que cette héroïne et son amie Lilli sont prêtes à tout pour fuir à l’Ouest et échapper à la dictature mais leurs tentatives ne sont pas du tout réfléchies, ce sont des espèces d’élans impulsifs, improvisés, maladroits, et forcément voués à l’échec.

Une autre raison de mon ennui : l’importance excessive accordée à des petits détails qui ne jouent aucun rôle dans l’histoire et dont on se fiche complètement. Par exemple, une page entière est accordée à la description d’une dame qui mange des cerises dans le tramway tandis que la mort de l’un des personnages principaux ne prend que quelques lignes. Sans doute, la cerise possède une connotation révolutionnaire avérée (les cerises de la Commune) mais je ne suis pas certaine que l’écrivaine ait vraiment recherché ce symbolisme allusif et, même si c’est le cas, je ne vois pas ce que ça apporte. En tout cas, on est noyé sous des informations d’apparence futile, superflue, et on se demande leur raison d’être racontées et développées.

Troisième raison de mon ennui : On n’a pas l’impression de progresser dans un roman structuré, il n’y a pas de développement à partir d’une situation de départ clairement définie. Tout est déstructuré, sans chronologie. L’autrice raconte les choses pêle-mêle, comme une espèce de méli-mélo d’événements tous en vrac.

Je veux bien croire que ces éléments qui m’ont tellement ennuyée constituent précisément tout l’intérêt et toute la savoureuse originalité de La Convocation d’Herta Müller mais il faut croire que je suis réfractaire à la littérature excessivement audacieuse et/ou expérimentale.

J’ai cependant apprécié l’écriture très poétique d’Herta Müller, chaque phrase est ciselée d’une manière artistique, avec une recherche d’étrangeté, de beauté insolite. Elle sait parfaitement jongler avec le langage ! Mais, au bout d’un certain temps, la beauté de son style n’a plus suffi à me captiver. Et il m’a même semblé à un moment que la multiplication un peu artificielle des tours de force stylistiques finissaient par nuire à la narration, en nous perdant dans trop de digressions !

Mon jugement a peut-être l’air trop dur – surtout vis-à-vis d’une lauréate du Prix Nobel au talent mondialement reconnu – mais je préfère dire sincèrement mon avis, ce qui n’enlève, bien sûr, rien au talent très respectable de cette écrivaine et à l’importance de son œuvre.

Un Extrait page 231

J’aimerais bien savoir combien de gens ont déjà été convoqués dans notre immeuble et les magasins d’en bas, à l’usine et dans la ville entière. Car enfin il doit tous les jours se passer quelque chose chez Albu, derrière chaque porte du couloir. L’homme à la serviette qui s’est précipité pour acheter de l’aspirine, je ne le vois pas dans la voiture. Peut-être a-t-il raté le tramway ou l’a-t-il trouvé trop bondé. S’il a le temps, il peut attendre le suivant. Une femme s’est assise à côté de moi, son postérieur est plus large que le siège, d’autant qu’elle a les jambes écartées et un cabas entre elles. Sa cuisse frotte contre la mienne, la femme fouille dans le cabas et en tire un cornet de papier journal plein de cloques rouges et ramollies. Elle se prend une poignée de cerises dans le cornet, tiens, des cerises justement. Elle crache les noyaux dans son autre main. Elle ne prend pas son temps, ne les suce pas soigneusement, il reste de la chair sur tous les noyaux. Qu’a-t-elle à se presser ainsi, personne ne va lui manger sa part de cerises, après tout. A-t-elle déjà été convoquée ou le sera-t-elle un jour ?

Retour au Pays Bien Aimé, de Karel Schoeman

M’intéressant depuis quelques temps à la littérature sud-africaine – avec par exemple Le Conservateur de Nadine Gordimer que j’avais chroniqué au printemps – je poursuis aujourd’hui cette incursion avec Karel Schoeman (1939-2017) un des principaux écrivains de l’Afrique du Sud du 20è siècle, mais hélas pas très connu en France.
J’ai choisi un peu par hasard : Retour au pays bien aimé, attirée par le titre, qui semblait annoncer une certaine nostalgie et des souvenirs heureux.

Mais venons-en à l’histoire ou du moins, à la situation de départ :

George Nettling est un Suisse d’une trentaine d’années, il travaille dans une maison d’édition et mène une vie tout à fait agréable entre ses amis et relations de la bonne société. Mais il est originaire d’Afrique du Sud, qu’il a dû quitter avec sa famille dès l’âge de cinq ans, son père étant diplomate. Sa mère lui parle souvent avec regret et nostalgie de leur pays d’origine mais il n’en a quasiment aucun souvenir. Un jour, sa mère meurt et il hérite d’une propriété qu’elle possédait là-bas, où il a passé ses cinq premières années, et où ils ne sont jamais retournés. George, intrigué par cette nostalgie maternelle et désireux de revoir le pays de son enfance, décide d’y faire un petit voyage de quelques jours.
C’est justement ce séjour d’une semaine en Afrique du Sud que nous raconte ce livre.
Et George Nettling ne trouvera pas du tout ce qu’il cherchait. Ce que sa mère lui décrivait comme un paradis est une région austère, dangereuse, où les gens sont pleins de méfiance et de rancune envers les étrangers et les exilés qui ont fui le pays.

Mon avis :

Il plane sur ce roman un climat d’anxiété et de danger insidieux qui m’a tout à fait captivée et accrochée à cette histoire. Les dialogues sont très présents tout au long des chapitres et nous permettent de mieux sentir l’attitude méfiante, hostile ou sarcastique des différents personnages, avec leurs réactions directement perceptibles par leurs mots et leurs mimiques. La manière dont George est accueilli dans son ancien pays lui rappelle sans cesse qu’il est un étranger, qu’il n’est pas du même monde que ces fermiers aigris et amers, que sa famille a déserté le pays quand les choses tournaient mal. Un mélange de jalousie, d’indifférence, de rejet et de reproches plus ou moins voilés entoure George.
Il est vrai aussi que l’arrière-plan historique et politique de ce roman, auquel il est sans cesse fait allusion, n’est jamais expliqué clairement, ce qui rend cette lecture un peu énigmatique pour un lecteur européen. En tout cas, pour moi qui ne connais pas grand-chose aux détails de l’Histoire sud-africaine des années 1930, le contexte m’a paru très flou. Je ne sais pas si l’auteur considérait le contexte comme évident et donc inutile à développer, ou si au contraire il avait envie d’entourer son histoire d’un halo de mystère et d’une sorte d’atmosphère intemporelle et universelle, et c’est cette deuxième hypothèse qui me plait le plus.
Il n’est en tout cas jamais question de l’Apartheid et aucun personnage Noir ne figure entre ces pages, mais le terme « nègre » est prononcé deux fois avec violence et mépris et on sent que le désir de rester « entre soi », avec des Blancs qui se cantonnent dans une culture un peu clanique, domine les esprits.
Un roman très fort, assez dérangeant, dans lequel je suis entrée sans peine, et dont le climat me restera longtemps en mémoire.
Un auteur que je relirai assurément !

Un extrait page 72 :

– Que cherches-tu ? demanda-t-elle.
– Je ne sais pas, fit-il en riant, mais il me semble qu’il doit y avoir autre chose. Ce n’est tout de même pas de ça que ma mère a rêvé pendant des mois, des années peut-être, ce n’est pas pour voir ça que je suis venu jusqu’ici…
– Vous alors, avec vos rêves ! répondit-elle d’une voix moqueuse et en riant à son tour.
– C’était la belle vie.
– Tu parles ! Une vie si belle qu’elle n’a pas résisté à la réalité, il a suffi d’un coup de vent pour tout emporter, lança-t-elle avant de repousser du pied les branches des rosiers et de s’éloigner à grands pas.
– Qu’est-ce que tu en sais, toi ? dit-il en la rattrapant. Tu ne l’as jamais connue, cette vie-là.
– Non seulement je ne l’ai jamais connue, mais je ne veux surtout pas savoir comment c’était. J’en ai plus qu’assez de vos rêves et de vos souvenirs.
(…)

Retour au pays bien-aimé est paru chez Phébus, traduit de l’afrikaans par Pierre-Marie Finkelstein en 2006.
Ce roman est paru pour la première fois en Afrique du Sud en 1972.

Fragments d’un discours amoureux, de Roland Barthes


Ce livre est un essai sur le discours amoureux, ou plus exactement sur ce que pensent les amoureux de leurs sentiments, sur la manière dont ils vivent leur passion dans leur for intérieur : chaque thème (l’attente, la jalousie, l’absence, l’excès de scrupules, le sentiment de devenir fou, la scène de ménage, etc.) est puisé dans une œuvre littéraire – souvent le Werther de Goethe mais aussi Proust ou Stendhal – et est analysé en profondeur, avec une grande lucidité, étayé de réflexions philosophiques ou psychanalytiques.
Il y a en tout quatre-vingts thèmes – que Barthes nomme figures – classés par ordre alphabétique, et qui trouvent écho les uns dans les autres, puisque par exemple l’idée de souffrance se retrouve dans une majorité de thèmes, mais la manière d’exprimer cette souffrance est variable et connaît des paliers d’intensité, de la nostalgie au suicide en passant par la mauvaise humeur ou l’angoisse.
Ce livre parle merveilleusement bien de l’amour non réciproque, du malheur d’aimer, mais ne prend pas en compte le bonheur d’aimer et l’amour partagé, qui est peut-être en effet un tout autre sujet, un autre sentiment.
J’ai l’impression qu’on ne peut pas parler de ce livre sans faire de la paraphrase, aussi je préfère vous donner quelques extraits significatifs.

 

Extrait sur l’absence, page 19

Beaucoup de lieder, de mélodies, de chansons sur l’absence amoureuse. Et cependant, cette figure classique, dans Werther, on ne la trouve pas. La raison en est simple : ici, l’objet aimé (Charlotte) ne bouge pas ; c’est le sujet amoureux (Werther) qui, à un certain moment, s’éloigne. Or, il n’y a d’absence que de l’autre : c’est l’autre qui part, c’est moi qui reste. L’autre est en état de perpétuel départ, de voyage ; il est, par vocation, migrateur, fuyant ; je suis, moi qui aime, par vocation inverse, sédentaire, immobile, à disposition, en attente, tassé sur place, en souffrance, comme un paquet dans un coin perdu de gare. L’absence amoureuse va seulement dans un sens, et ne peut se dire qu’à partir de qui reste – et non de qui part : je, toujours présent, ne se constitue qu’en face de toi, sans cesse absent. Dire l’absence, c’est d’emblée poser que la place du sujet et la place de l’autre ne peuvent permuter ; c’est dire : « je suis moins aimé que je n’aime. »

Extrait sur Les lunettes noires page 51

X parti en vacances sans moi, ne m’a donné aucun signe de vie depuis son départ : accident ? grève de la poste ? indifférence ? tactique de distance ? exercice d’un vouloir-vivre passager (« sa jeunesse lui fait du bruit, il n’entend pas ») ? ou simple innocence ? Je m’angoisse de plus en plus, passe par tous les actes du scenario d’attente. Mais, lorsque X ressurgira d’une manière ou d’une autre, car il ne peut manquer de le faire ( pensée qui devrait immédiatement rendre vaine toute angoisse), que lui dirai-je ? Devrai-je lui cacher mon trouble – désormais passé (« Comment vas-tu ? ») ? Le faire éclater agressivement (« Ce n’est pas chic, tu aurais bien pu … ») ou passionnément (« Dans quelle inquiétude tu m’as mis ») ? Ou bien, ce trouble, le laisser entendre délicatement, légèrement, pour le faire connaître sans en assommer l’autre (« J’étais un peu inquiet … ») ? Une angoisse seconde me prend, qui est d’avoir à décider du degré de publicité que je donnerai à mon angoisse première.

La femme des sables, de Abé Kôbô

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J’ai acheté ce livre par hasard, en cherchant des livres de littérature japonaise sur le site Internet d’un magasin culturel …

L’histoire : Un homme d’une petite trentaine d’années va au bord de la mer pour rechercher un insecte d’une espèce très rare et qui vit dans le sable. Cet homme est en effet entomologiste à ses heures perdues et espère pouvoir découvrir de nouvelles espèces, ce qui lui permettrait de laisser son nom dans l’histoire. Mais, dans sa quête d’insecte au bord de mer, il doit demander à être hébergé dans le village le plus proche car la nuit est tombée plus tôt que prévu. Seulement, les gens du village amènent l’homme au fond d’un immense trou dans lequel vit une femme, une jeune veuve, dont l’unique occupation est de déblayer le sable qui tombe dans le trou de tous les côtés. L’homme s’aperçoit bientôt qu’il est séquestré dans ce trou, que personne ne veut le sortir de là.

Mon avis : C’est un roman très angoissant, où la présence obsédante du sable revient à chaque page : le sable se mêle à la sueur des personnages, faisant une sorte de croute sur leur peau, mais il s’infiltre aussi dans leur gorge, dans leurs poumons, se mêle à leurs aliments, à leur tabac, et menace de les engloutir ou même de les écraser.
L’homme est pris au piège et tente de se révolter contre son sort – du moins dans un premier temps – mais il ne sait pas si la femme est victime comme lui ou si elle est du côté de ses bourreaux, et c’est un des aspects les plus passionnants du livre : en tout cas, la femme, elle, ne se révolte jamais, et préfère essayer de s’en sortir comme elle peut en acceptant les règles imposées par les gens du village.
Le village et ses règles implacables et mystérieuses m’a fait fortement penser au Château de Kafka : une entité cruelle et toute puissante, avec laquelle on ne peut quasiment pas discuter, et aux lois de laquelle on n’échappe pas.
Bien sûr, ce gigantesque trou de sable est symbolique, mais la force du roman vient du fait que ce symbole peut être interprété de tas de manières différentes : le sable peut-être le temps, mais le trou dans le sable peut être un symbole de la vie ou bien un symbole du mariage, ou bien un symbole de la solitude, … en réalité, chacun peut y voir ses propres peurs et hantises.
J’ai trouvé que c’était un superbe roman, mais je tiens à préciser qu’il offre une vision de la vie très noire, sans aucune espérance, et qu’on termine la lecture avec un grand sentiment d’accablement.

Le Pigeon, un court roman de Patrick Süskind

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L’histoire : Un homme d’une cinquantaine d’années, nommé Jonathan Noël, vit dans une chambre de bonne dans le sixième arrondissement à Paris. Cela fait vingt ans qu’il vit là, seul et heureux, et il n’envisagerait pour rien au monde de changer son cadre de vie. Cela fait vingt ans que son existence n’a été marquée par aucun événement notable, et il en est pleinement satisfait. Son métier de vigile, consistant à stationner huit heures par jour devant une banque, sans mouvement et sans initiative, lui convient également très bien. Mais, un vendredi matin, alors qu’il s’apprête à sortir de sa chambre pour aller aux toilettes situées sur le palier, Jonathan Noël se retrouve empli d’épouvante en découvrant un pigeon à quelques centimètres de lui, qui le fixe de son regard froid et sans éclat. Quelques minutes plus tard, après avoir vu les déjections de l’oiseau devant sa porte, il est pris d’un tel dégoût et d’un tel effroi que l’idée de s’installer à l’hôtel s’impose à lui comme une évidence. (…)

Mon avis : Ce livre m’a semblé illustrer la manière dont événement apparemment insignifiant pouvait faire l’effet d’un cataclysme sur une personne fragile. La présence du pigeon réveille des angoisses probablement enfouies depuis plusieurs décennies. Il faut dire que le passé de Jonathan Noël – avant ces vingt années de calme absolu – a été émaillé de souffrances : ses parents sont en effet morts en déportation alors qu’il n’était qu’un enfant, et sa jeunesse a été triste et pénible.
Ces vingt-quatre heures qui suivent la découverte du pigeon vont être pour notre héros un véritable cauchemar, dans la mesure où toute une série de petites contrariétés sans gravité vont mettre à vif ses angoisses les plus profondes : peur de devenir clochard, sensation d’absurdité et de vide, peur de se vider de sa substance (puisqu’il a fréquemment peur de vomir, se sent mal lorsqu’il transpire, et fait une légère fixation sur la façon plus ou moins digne de « faire ses besoins »), peur de voir son intégrité physique menacée (un accroc dans son pantalon va prendre des proportions démesurées et lui donnera, l’espace d’un instant, l’envie de dégainer son pistolet de vigile et de tirer au hasard dans la foule).
Patrick Süskind montre un talent superbe pour nous faire entrer dans les sentiments et dans les raisonnements de son personnage, qui nous apparaît d’abord comme bizarre ou excessif, mais qui se révèle finalement dans toute son humanité et sa sensibilité.

La Méprise de Vladimir Nabokov

Hermann, un petit bourgeois bien installé dans la vie, croise au cours d’une promenade à la campagne, un vagabond nommé Félix dans lequel il reconnait son sosie. Cette rencontre et surtout cette grande ressemblance font germer dans l’esprit fantasque d’Hermann un plan d’escroquerie auquel il veut associer son épouse, une femme stupide mais qui lui fait aveuglément confiance.

Ce roman joue avec les codes de plusieurs genres littéraires qui sont ici étroitement imbriqués : roman policier, roman psychologique, roman russe dans la lignée de Dostoïevsky. Nabokov s’amuse de ces genres et de leurs codes pour mieux les détourner.
Le lecteur essaye d’anticiper les futurs rebondissements mais le héros est un personnage si imprévisible et si bizarre que toute anticipation est impossible.
Le thème de ce roman ? Je dirais que c’est l’identité et la folie – l’angoisse du dédoublement de soi.
Beaucoup de passages, spécialement vers la fin, sont burlesques (et tragiques en même temps), d’autres, notamment au début, sont très énigmatiques, comme cette longue scène où Hermann imagine sa femme en train de coucher avec Félix et essaye de s’éloigner mentalement de la scène pour mieux la percevoir.

Bref, ce roman est d’une grande richesse de significations et je pense que plusieurs lectures et interprétations sont possibles.