Les Enfants verts d’Olga Tokarczuk

J’ai lu ce très court roman (96 pages) pour le Mois de l’Europe de l’Est de Patrice, Eva et Goran.
Olga Tokarczuk (née en 1962) est une écrivaine polonaise qui a obtenu en 2018 Le Prix Nobel de Littérature pour l’ensemble de son œuvre. Ses romans les plus connus sont Les Pérégrins (2007), Sur les ossements des morts (2009), Les livres de Jakob (2014), etc.
Ne connaissant pas encore l’œuvre d’Olga Tokarczuk, je souhaitais m’en faire une première idée à travers un livre court, en guise d’essai « pour voir ».

Voici la présentation de l’éditeur

Un petit conte philosophique et historique

Au XVIIe siècle, William Davisson, un botaniste écossais, devenu médecin particulier du roi polonais Jean II Casimir, suit le monarque dans un long voyage entre la Lituanie et l’Ukraine. Esprit scientifique et fin observateur, il étudie les rudesses climatiques des confins polonais et les coutumes locales. Un jour, lors d’une halte, les soldats du roi capturent deux enfants. Les deux petits ont un physique inhabituel : outre leur aspect chétif, leur peau et leurs cheveux sont légèrement verts…

Mon humble avis :

C’est un conte agréable à lire, où les notions de centre et de périphérie servent de fil conducteur. Le narrateur, un homme de science à l’esprit rationnel et cultivé, est un européen que l’on pourrait qualifier de cosmopolite : originaire d’Ecosse, il a passé quelques temps à la Cour de France qui était alors considérée comme le Centre du monde civilisé : à partir de ce foyer rayonnaient les idées, les modes, les artistes, les livres les plus appréciés, les hommes les plus estimés. Ce narrateur, William Davisson, se retrouve médecin à la Cour de Pologne, un pays en proie à la guerre, et il juge ces régions avec une certaine sévérité. Il les trouve assez arriérées, sauvages, peu accueillantes, surtout en comparaison de la brillante Cour française.
C’est dans ce contexte qu’il découvre les deux enfants verts, qui sont des sortes d’hybrides entre l’humain et le végétal, d’une étrangeté totale. On peut les voir comme le prototype le plus extrême de l’étranger, à la fois fantasmé et incompréhensible, totalement différent mais semblable sur bien des points, et doté de pouvoirs tantôt merveilleux tantôt effrayants, source de tous les périls.
J’ai bien aimé l’atmosphère que l’autrice fait planer sur ce livre, tout semble verdâtre, humide, spongieux, et en même temps les choses sont imprégnées d’une douceur mystérieuse.
Un conte qui a assurément beaucoup de charme et qui m’a donné envie de lire d’autres livres de cette écrivaine, car celui-ci est un peu trop court pour vraiment s’installer dans son univers.

Un Extrait page 53 :

Avec le temps la fillette m’accorda sa confiance et me laissa, un jour, l’examiner sans opposer la moindre résistance. Nous étions assis au soleil devant l’entrepôt. La nature avait repris vie, l’omniprésente odeur d’humidité avait disparu. Délicatement, je tournai le visage de la fillette vers le soleil et je pris dans mes mains quelques mèches de ses cheveux. Elles semblaient chaudes, laineuses. En les humant, je pus constater qu’elles sentaient la mousse. On aurait dit que sa chevelure était couverte de lichen ; vue de près, sa peau aussi était comme parsemée de petits points vert sombre, que j’avais d’abord pris pour de la crasse. Surpris au plus haut point, Opalinski et moi supposions même que si la petite se dénudait au soleil, c’était parce que, à l’instar des particules végétales dépendant de la lumière du soleil, elle aussi s’alimentait essentiellement par la peau et pouvait donc se contenter de quelques miettes de pain. (…)

Les Enfants Verts étaient parus en 2016 aux éditions de la Contre-allée, dans une traduction française de Margot Carlier.


Quelques poèmes de Daniel Kay

J’ai trouvé ces poèmes dans le recueil Vies silencieuses paru dans la collection blanche de Gallimard en 2019.
Comme son titre l’indique, ce livre évoque surtout la peinture ancienne, les grands maîtres de l’art et leurs oeuvres, mais aussi la couleur (bleue, rouge, mauve, …).
Daniel Kay, né en 1959 à Morlaix, est un poète français, auteur de nombreux recueils et livres d’artistes.

Plaintes de Dédale
(en haine du bleu)

Je hais du ciel ironique et cruellement bleu les fausses promesses, les vains espoirs, toutes ces fables découpées dans l’azur et cousues de fil blanc par des poètes dont l’existence reste incertaine, car j’ai connu la perfidie du bleu qui vous éblouit pour mieux vous dépouiller de votre bien le plus cher et finit par vous abandonner dans le rouge, le rouge ultime du sang, de la colère et de la douleur aveuglante.

***

Nulle Figure

Contre le bleu ou le rouge
le vert n’a plus grand-chose à espérer.
Il devra pousser,
jouer des coudes,
passer à l’abordage,
céder un peu de son carré d’herbes fraîchement taillées
s’il veut tenir sans trop d’égratignures
contre les mètres cubes d’azur, les millions de globules.

***

Rembrandt en Démocrite
(Musée de Cologne)

Giclées, frottis, coulures : la boue rougeâtre répand dans l’écart du nocturne la rugosité de la décrépitude, avec ses empâtements tassés dans l’ombre et ses champs de crevasses lunaires.
Les yeux, la bouche et la tignasse revêche à peine sortis de l’éboulement qui les a fait surgir du noir sous une grêle d’atomes font de l’inachevé une paraphrase de la finitude.
C’est de cela qu’il rit à s’en décrocher la mâchoire sous le vieux peigne édenté des comètes.

Don Quichotte de Cervantes


Mon ami, le poète Denis Hamel, m’a conseillé de lire Don Quichotte et, après un peu d’hésitation devant ses mille-deux-cents pages, je me suis jetée dans ces aventures, avec de plus en plus d’enthousiasme au fil des pages.
On se sent un peu triste quand on termine le deuxième tome de ce livre extraordinaire, L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, triste de savoir qu’il n’y a pas de troisième tome et que toutes ces merveilleuses aventures sont maintenant derrière nous.
Mais pourquoi ce livre est-il si captivant et extraordinaire, même encore plus de 400 ans après sa parution ?
Cela tient d’abord à un humour présent de bout en bout, dû à la folie de Don Quichotte, qui se prend pour un chevalier errant, vaillant et invincible, alors qu’il n’est qu’un petit gentilhomme de province, désargenté, relativement vieux pour l’époque – il a la cinquantaine – et qui, tout le long de son voyage, croit vivre des aventures extraordinaires, rencontrer des Géants, se battre contre des armées entières, subir les mauvais sorts des enchanteurs, terrasser des bêtes féroces, secourir des malheureux, alors que la vérité est beaucoup moins glorieuse et plus terre-à-terre.
Si le personnage de Don Quichotte – surnommé Chevalier à la Triste Figure dans la première partie puis Chevalier aux Lions dans la 2è -, avec sa droiture et son sens de l’honneur, reste relativement égal à lui-même entre le premier et le deuxième tome et ne varie pas beaucoup, il en va tout autrement de Sancho Panza, son fidèle écuyer, dont le personnage un peu idiot et borné du début finit par montrer beaucoup de facéties, d’intelligence, de diplomatie, et prend dans le deuxième tome une envergure quasi plus importante que son maître, avec plusieurs chapitres qui lui sont exclusivement consacrés.
Une autre raison pour laquelle ce roman est si captivant, c’est la succession rapide des péripéties et des rebondissements et la grande place accordée à la psychologie des personnages, qui sont souvent très amusés par la folie de Don Quichotte et qui essayent de jouer son jeu, soit par divertissement soit par intérêt, profitant de sa crédulité et de ses obsessions bizarres pour lui faire croire des choses improbables, extraordinaires.
Un personnage important de ce roman est Dulcinée du Toboso, la dame à qui Don Quichotte pense sans cesse, à laquelle il s’est juré d’être fidèle, mais qu’il n’a jamais vue et qu’il ne verra jamais. Il a entendu vanter sa beauté par hasard et ça lui a suffi pour en tomber amoureux, pour lui inventer ce surnom de Dulcinée alors qu’elle s’appelle tout autrement et pour l’imaginer comme une noble dame d’une grande beauté alors que c’est une paysanne sans grâce.
Le roman est constitué pour une grande part par des dialogues savoureux, souvent teintés de philosophie, avec des réflexions sur l’amour, sur la mort, sur la vie humaine, sur la poésie et sur l’écriture de roman, qui nous montrent que Don Quichotte et Sancho Panza, s’ils sont fous par certains côtés, sont aussi très sages et clairvoyants.

Un des meilleurs livres que j’ai lu dans ma vie, un chef d’oeuvre que l’on dévore avec passion !

J’ajoute que j’ai lu ce livre dans la toute nouvelle traduction d’Aline Schulman, disponible aux éditions Points, et que cette traduction modernisée est tout à fait agréable et facile à lire.

Voici un extrait page 139 (2ème tome)

– Comment peut-on être assez fou, se demandait le gentilhomme, pour se mettre sur la tête un casque rempli de lait caillé et croire ensuite que des enchanteurs vous ont ramolli le crâne ? Et comment peut-on être assez téméraire et insensé pour vouloir se battre à toute force contre des lions ?
Don Quichotte le tira bientôt de ses réflexions :
– Je ne serais pas surpris, monsieur de Miranda, que vous me preniez pour un extravagant et un fou. A en juger par ma conduite, vous auriez de bonnes raisons de le penser. Je vous ferai cependant remarquer que je ne suis pas aussi fou et stupide que j’en ai l’air. On applaudit le brillant chevalier qui, dans l’arène, sous les yeux de son roi, tue un taureau vigoureux d’un coup de lance. On applaudit aussi celui qui, dans la lice, revêtu d’une armure étincelante, caracole et joute devant les dames. Bref, on admire tous ces chevaliers qui divertissent et, d’une certaine façon, honorent la cour de leur souverain par leurs exploits d’apparence guerrière. Mais bien plus digne d’admiration est le chevalier errant qui, à la croisée des chemins, dans les lieux déserts, les forêts et les montagnes, recherche les aventures les plus dangereuses, dont il espère sortir vainqueur, dans le seul but d’acquérir une renommée glorieuse et durable. Le chevalier errant qui secourt les veuves dans les campagnes désolées vaut mieux, dis-je, que l’élégant gentilhomme qui courtise les demoiselles dans les rues de la capitale. (…)

Voici un extrait page 143 (2ème tome)

– Que faut-il penser, monsieur, de ce gentilhomme que vous avez ramené à la maison ? Son nom, son allure, nous ont fort étonnés, ma mère et moi, sans compter qu’il se dit chevalier errant.
– Je ne sais que répondre, mon fils. Je l’ai vu se comporter comme le plus grand fou de la terre, et l’ai entendu tenir des discours si sages qu’ils démentent sa conduite. Parle-lui, tâte-lui le pouls, et juge par toi-même si c’est son bon sens ou sa folie qui l’emporte. Pour ma part, je le crois plutôt fou.

L’extraordinaire voyage du samourai Hasekura, de Shûsaku Endo

endo_voyage_samourai J’ai lu ce roman car il m’a été prêté par une amie qui connaît mon intérêt pour Shûsaku Endo, dont j’avais déjà chroniqué sur ce blog l’intéressant « Un admirable idiot » et le beau roman « Silence » qui, si mes informations sont exactes, vient d’être adapté au cinéma par Scorsese et devrait sortir en salles en France dans les semaines qui viennent.
Mais l’extraordinaire voyage du samourai Hasekura ressemble bien plus, par ses thématiques, à Silence qu’à Un admirable idiot, dans la mesure où il s’agit également d’un roman historique inspiré par les persécutions japonaises contre les chrétiens au 17è siècle, et donc de la confrontation entre les cultures nippone et occidentale, avec tout ce que cela suppose d’incompréhension et de méfiance mutuelles.

L’histoire : Un samouraï de petite noblesse (il a le rang de brigadier) et ayant perdu une partie de ses terres, vit modestement avec sa femme et ses deux enfants dans son domaine installé dans les marais. Il ressemble beaucoup, par le tempérament et les goûts, aux paysans de ses marais, à la fois tenace, dur à la tâche, et sans grande ambition. Jusqu’au jour où le Conseil des Anciens décide de l’envoyer en mission avec trois autres samouraïs de petite noblesse vers le Mexique, où les émissaires seront guidés par un interprète occidental, le père Velasco, un moine franciscain dont le seul but est de convertir les japonais au christianisme et de se faire nommer par le Pape évêque du Japon. La mission des émissaires japonais consiste à établir des échanges commerciaux avec le Mexique, en échange de l’installation de missions chrétiennes au Japon. Le samouraï Hasekura, peu enthousiaste, est donc contraint de quitter sa famille et ses terres, et d’embarquer sur un grand navire pour un voyage au long cours.

Mon avis : Bien que ce livre soit plein de rebondissements et d’aventures, et que les personnages soient particulièrement bien campés, j’ai eu un peu de mal à rentrer dans l’histoire pendant la première moitié du livre, avec l’impression que les personnages n’étaient pas tellement sympathiques, et je ressentais une certaine indifférence vis-à-vis de toutes ces aventures. Puis, il m’a semblé que le roman gagnait en épaisseur et que les personnages devenaient moins monolithiques et s’humanisaient beaucoup, ce qui a de nouveau enclenché mon intérêt.
Les différences culturelles entre l’Europe et le Japon sont en tout cas très bien expliquées et illustrées par des exemples aussi peu glorieux pour les uns que pour les autres, les japonais étant décrits comme des matérialistes habiles, et les occidentaux comme des prosélytes méprisant les autres cultures, chacun étant prêt à se jouer de l’autre et à l’utiliser à ses propres fins.
On s’aperçoit finalement que le message de ce roman est très humaniste, et même très christique, mais on arrive à cette conclusion après de tortueux détours et de nombreux chemins de traverse, qui rendent cette fin surprenante et assez belle.

L’ombre de nos nuits, par Gaëlle Josse

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J’avais déjà chroniqué ici un précédent roman de Gaëlle Josse, qui s’appelait Les Heures silencieuses et qui prenait pour prétexte un tableau de Vermeer, racontant la vie de la femme représentée sur le tableau. L’ombre de nos nuits, son nouveau roman, reprend le même procédé c’est-à-dire qu’ici encore un tableau – cette fois de Georges de La Tour – sert de point de départ au roman, mais j’ai trouvé que L’ombre de nos nuits était loin d’être aussi réussi que Les heures silencieuses, malgré l’écriture toujours aussi belle et poétique et qui pourrait suffire à apprécier ce roman …

L’histoire de l’Ombre de nos nuits : Une femme se promène dans un musée de province et tombe en arrêt, émerveillée, devant un tableau de Georges de La Tour, Saint Sébastien soigné par Sainte Irène. Elle contemple le tableau pendant très longtemps (jusqu’à la fermeture du musée) et repense à une histoire d’amour compliquée et malheureuse qu’elle a eue avec un homme marié. Parallèlement à ce récit amoureux, on nous raconte l’histoire du tableau : comment il fut peint – avec la participation de deux apprentis, l’un orphelin l’autre fils aîné de Georges de La Tour, et comment ce tableau voyagea jusqu’à Paris pour être montré au roi.
Nous avons donc la mise en parallèle de deux histoires absolument sans rapport l’une avec l’autre, qui sont entremêlées de manière artificielle et qui sont loin de susciter autant d’intérêt l’une que l’autre : personnellement j’ai trouvé l’histoire d’amour contemporaine à la limite de la mièvrerie, à la limite de l’eau de rose, et par dessus tout les sentiments ne m’ont pas semblé assez creusés. En revanche, j’ai trouvé que l’histoire de Georges de La Tour et de son tableau était vraiment très belle, avec une reconstitution de l’atmosphère et de l’état d’esprit du 17è siècle qui m’a paru très juste et crédible, et une retenue dans l’expression des sentiments qui m’a touchée.

Bref, mon avis sur ce livre est assez mitigé, mais il s’agit tout de même d’un joli roman, avec des sentiments nuancés et une belle écriture, donc au final je l’ai plutôt bien aimé.

Quelques haikus de Bashô

basho_haiku
Vous aurez sans doute remarqué que je n’ai pas tellement alimenté ce blog depuis le début juillet. Depuis plus de quatre ans que La Bouche à Oreilles existe, il m’arrive de me poser des questions sur sa raison d’être et plus nettement depuis quelques mois …
Sans doute, je continuerai, mais le rythme de publication pourra être plus relâché.

Je vous propose aujourd’hui quelques haikus du grand poète Bashô (1644-1694), un des plus célèbres poètes japonais.
J’ai choisi ces poèmes un peu au hasard dans L’Intégrale des Haïkus publiée en 2012 à La Table Ronde. Il s’agit d’une édition bilingue par Makoto Kemmoku et Dominique Chipot.

***

Fleurs rouges du prunier –
j’éprouve de l’amour pour cette noble inconnue
derrière le store

***
A peine puisée dans les mains
qu’elle picote les dents
l’eau de source

***

Le son de la cloche s’apaise,
le parfum des fleurs
frappe le soir

***

Froide, la couverture ouatée
où vous vous glissez
– Nuit de solitude

***
Une image –
Une vieille femme seule pleure
amie de la lune

***

Le pont suspendu –
Les lierres l’enlacent
au péril de leur vie

***

Le croissant de lune
ne se compare
à rien

***

Ce nuage-là
marque l’attente
des éclairs

***
La lune est là,
mais quelqu’un me manque –
Eté à Suma

***
Fleurs d’iris –
Parler du voyage,
un plaisir de voyage.

***

Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai

azoulai_titus_bereniceJ’ai eu envie de lire ce livre parce qu’on en a beaucoup parlé dans les média et sur le Net, qu’il est très mis en avant dans les rayons des librairies, qu’il a reçu le Prix Médicis, mais surtout parce qu’il évoque la vie de Racine et que cela me semblait un thème riche et prometteur.
Par ailleurs, c’était l’occasion de découvrir l’univers d’une romancière que je ne connaissais pas, ce qui est toujours intéressant !

Le début de l’histoire :

A notre époque, une jeune femme prénommée Bérénice est quittée par un moderne Titus pour son épouse, Roma, qu’il n’aime plus mais avec laquelle il a fondé une famille.
Bérénice souffre atrocement de cette séparation et ne parvient à trouver un véritable réconfort qu’en lisant et relisant les tragédies de Racine, dont il lui arrive même d’apprendre certaines tirades par cœur.
Bérénice se demande comment Racine – à la fois homme, janséniste et courtisan – a pu aussi bien comprendre le cœur féminin et l’amour, et elle décide d’enquêter sur ce que furent sa vie et son caractère.
Il s’ensuit une biographie de Racine, de sa naissance à sa mort, qui sera coupée deux fois par des retours vers l’époque contemporaine, avec la réapparition de notre Bérénice initiale.

Mon avis :

J’ai été très surprise que ce « roman » soit en réalité une biographie de Racine, de forme assez classique puisque chronologique, mais j’ai trouvé cela plaisant.
Nathalie Azoulai sait rendre le personnage de Racine très vivant et très crédible, avec toutes ses contradictions, son ambition démesurée, son admiration sans faille pour le roi, ses jalousies féroces vis à vis de ses rivaux (à commencer par Corneille, mais aussi, dans une moindre mesure, envers Molière), et elle le présente comme sans cesse tiraillé entre ses devoirs envers le roi et sa fidélité envers Port-Royal et les jansénistes, que le roi déteste et combat.
Racine montre plusieurs caractères au cours de sa vie : il est d’abord un enfant imaginatif qui essaye de se plier à une éducation rigide et austère, puis un jeune homme timide, puis un poète désireux de plaire et d’arriver à une situation, puis un poète reconnu et adulé, puis un historiographe scrupuleux, avant de retourner à la foi et à la spiritualité.
Du point de vue du style, c’est un livre bien écrit, mais il m’a semblé que la fin était un peu moins soignée que le début, très brillant.
J’ai bien aimé ce livre, mais je trouve qu’il ne s’agit pas d’un véritable roman – la part d’imaginaire étant très réduite.

Silence, un roman de Shûsaku Endô

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L’histoire : Au Japon, dans la première moitié du 17ème siècle, les persécutions contre les chrétiens font rage et l’animosité est grande contre les européens. Les chrétiens doivent apostasier et, s’ils s’y refusent, ils subissent d’atroces supplices avant d’être mis à mort. C’est dans ce contexte que trois prêtres missionnaires portugais font le voyage vers le Japon pour continuer l’œuvre d’évangélisation. Conscients des dangers qu’ils courent en se rendant dans ce pays, ils pensent néanmoins être assez forts pour affronter ces épreuves, et savent qu’ils devront être prudents, vivre dans la clandestinité, pour ne pas finir comme des martyres. (…)

Mon avis : Bien que Shûsaku Endô soit chrétien et que ce roman présente les japonais sous un jour peu reluisant, on est très loin de tomber dans le manichéisme et la foi est montrée avec tous ses doutes et toutes ses vicissitudes. Le personnage principal, le père Sébastien Rodrigues, a, au début du livre, une foi conquérante et sûre de ses principes, mais sa confrontation aux épreuves infligées par les japonais, l’amène à de nombreuses réflexions sur le courage, sur la charité, sur la trahison de Judas et l’attitude du Christ envers lui, et sur le vrai sens de sa religion.
Un autre personnage important dans le livre est celui de Kichijiro, qui endosse le rôle à la fois du lâche et du traître, et qui ne cesse de réclamer l’absolution au père Rodrigues, alors qu’il serait tout prêt à apostasier une nouvelle fois, et à trahir le prêtre si l’occasion se présentait à nouveau. Mais, en même temps, Kichijiro est extrêmement tourmenté de se savoir si faible, et il semble vraiment animé par la foi, malgré la duplicité de son caractère et son égoïsme.
Le titre fait référence au silence de Dieu face aux martyrs que subissent les chrétiens, un silence que le père Rodrigues ne comprend pas, qui n’est pas loin de le révolter, et qui le fait douter de l’existence de Dieu.

Un livre très intéressant, et assez poignant, même quand on n’a pas la foi.

Silence était paru pour la première fois en 1966.

Les Heures silencieuses de Gaëlle Josse

Josse_heures_silencieusesEntre novembre et décembre 1667, à Delft, une femme de la grande bourgeoisie tient son journal, se souvenant des événements les plus marquants de sa vie.
Tout part d’abord d’un tableau : Intérieur avec une femme à l’épinette d’Emmanuel De Witte : cette femme à l’épinette – mystérieusement représentée de dos, le front réfléchi par un miroir – c’est elle, la narratrice, Magdalena Van Beyeren. Pourquoi a-t-elle choisi d’être ainsi représentée de dos, c’est le suspense de ce livre, et nous n’en connaîtrons la raison que dans les dernières pages.
Fille de l’administrateur de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, elle se montre, dès l’enfance, aussi fascinée par les navires quittant le port de Rotterdam qu’habile et consciencieuse dans l’étude des livres de compte.
Elle fait un mariage d’amour et la charge de son père revient alors à son époux, qui développe le négoce d’autres marchandises et qui s’engage même dans la traite des esclaves – ce que Magdalena réprouve pour des raisons religieuses – et qui tourne d’ailleurs à l’échec.
Suivent les naissances successives de leurs enfants, dont plusieurs meurent en bas âge, mais cinq d’entre eux survivent et leurs caractères – extrêmement différents les uns des autres – sont dépeints par cette mère avec beaucoup de finesse et d’acuité.

Mon avis : C’est un livre très joliment écrit, la narration est faite avec délicatesse et chaque phrase est minutieusement pesée et ciselée pour n’en dire ni trop ni trop peu.
La vie de cette femme, Magdalena, est intéressante et m’a semblé représentative de ce que pouvait être la vie d’une bourgeoise hollandaise du 17è siècle, confinée à l’intérieur de sa maison et vouée aux soins de sa famille et à ceux du commerce de son père, puis de son mari.
La psychologie de cette femme, marquée par un souci de moralité mais habitée en même temps par des désirs secrets, m’a semblée également en accord avec l’idée que l’on peut se faire de cette époque et de cette société.
J’ai apprécié que le tableau de De Witte (l’illustration de couverture) soit posé comme une sorte d’énigme dès le début du livre car, au fur et à mesure des pages, texte et image se donnent mutuellement du sens et de la profondeur.
Il est facile et très agréable de rentrer dans ce roman, et je n’ai pas été étonnée d’apprendre que Gaëlle Josse était poète avant de devenir romancière, cela se devine facilement d’après son style.

Le Chef-d’oeuvre inconnu, de Balzac

balzac_chef_doeuvreCette nouvelle de Balzac a pour cadre le Paris du 17ème siècle, et pour protagonistes trois peintres de l’époque, dont deux ont réellement existé : le jeune Nicolas Poussin, encore inconnu, le futur représentant du classicisme français, et Franz Porbus, le peintre officiel d’Henri IV. Balzac leur adjoint un personnage inventé, le peintre Frenhofer, qui est supposé avoir été le seul élève de Mabuse, et qui est capable de donner des leçons de peinture d’une grande sagacité aux deux grands peintres que sont Poussin et Porbus.
Frenhofer apprend à ses deux amis qu’il travaille depuis vingt ans à un chef-d’œuvre, intitulé La belle noiseuse, qui est l’aboutissement de toutes ses réflexions et de toutes ses recherches, mais il refuse obstinément de leur montrer le tableau.
Poussin, dont la curiosité a été piquée, invente, en se servant de sa maîtresse, Gillette, un stratagème pour pénétrer dans l’atelier de Frenhofer. Mais, quand il y parviendra, sa surprise sera grande.

Une bonne partie du livre est consacrée à la leçon essentiellement théorique, que Frenhofer donne à Porbus et à Poussin, et j’ai trouvé que c’était une introduction brillante pour toute personne souhaitant connaître les idées que l’on se faisait sur l’art au 19ème siècle.
Pour cet aspect théorique, Balzac se serait inspiré des propos de Delacroix ou de Théophile Gautier – ou, en tout cas, des grands débats qui avaient lieu sur la peinture dans les années 1830. Par exemple, il développe le thème de l’opposition entre la couleur et la ligne, ce qui est typique du débat qui existait alors entre les tenants du classicisme – qui privilégiaient la ligne – et les tenants du romantisme – qui privilégiaient la couleur.

A côté de cet aspect historique intéressant, il existe aussi un aspect plus philosophique : Frenhofer est un artiste hanté par l’idée fixe du Beau, mais il est trop théoricien, trop intellectuel, il cherche trop à s’approcher d’une perfection inaccessible, et, pour ces raisons, son œuvre est vouée à l’échec. On peut dire que Frenhofer s’est tellement accroché à son idéal qu’il est devenu fou, ce qui est une vision très romantique de l’artiste.

J’ai lu ce livre dans une édition de poche, où cette nouvelle est suivie de La leçon de violon de E.T.A. Hoffmann – une nouvelle dont Balzac s’est beaucoup inspiré pour Le Chef-d’œuvre inconnu, et j’ai trouvé qu’effectivement le rapprochement entre les deux histoires révélait beaucoup de points communs.

Cette lecture s’est faite, de nouveau, dans le cadre de ma participation au Challenge Balzac organisé par Marie, la créatrice du blog mesaddictions.