L’Histoire selon la quatrième de Couverture est assez bien résumée : A quarante ans, Makiko est envahie par l’obsession de se faire refaire les seins, une lubie que sa fille de douze ans ne supporte absolument pas. Conflits mère-fille, vertiges de la puberté, les choses prennent un tour très compliqué quand l’adolescente se mure dans le silence.
Toujours plus déterminée dans ses choix, Makiko décide de rejoindre sa sœur à Tokyo ; De dix ans sa cadette, Natsu est célibataire, et c’est dans son minuscule appartement que mère et fille vont lui imposer leurs problèmes.
Alternant le récit de Natsu et le journal intime de l’adolescente, ce livre percutant, provoquant et drôle explore le regard de trois générations de femmes japonaises liées par une tendresse muette face à leur propre représentation de la féminité. Au cœur de la mégapole et le temps de quelques jours, les cartes de chacune sont redistribuées et le jeu de rôle est ouvert.
Mon avis : Le thème principal de ce roman est la féminité dans ce qu’elle a de plus trivial, de plus corporel : le sang des règles, la chair des seins, et de nombreux et longs paragraphes leur sont consacrés, qui ne cherchent absolument pas à rendre la féminité attrayante ou séduisante, bien au contraire. Midoriko, l’adolescente de douze ans, qui s’attend à avoir ses premières règles prochainement, est d’ailleurs écœurée et effrayée par tout ce qui va se passer dans son corps, par toute cette vie organique qui suit son cours et qui échappe à sa volonté. Makiko, qui exerce la profession d’hôtesse de bar et qui a été quittée par son mari plusieurs années auparavant, mène une vie plutôt marquée par l’échec et fait une fixation sur le fait que, depuis la naissance de sa fille, ses seins sont devenus plats et laids, et, lorsqu’elle va aux bains publics, elle ne peut s’empêcher de décortiquer les anatomies des autres femmes pour se comparer à elles, en se demandant si la sienne est ou non « normale », et en faisant des complexes. Natsu, la narratrice, a une vision de la féminité plus apaisée et semble penser qu’il y a des choses plus importantes dans la vie. Curieusement, dans ce livre consacré à la féminité, les hommes sont tout à fait absents, à peine est-il question du père de Midoriko, et même l’adolescente ne se pose aucune question sur la séduction ou sur les garçons, toutes ses interrogations sont uniquement concentrées sur son corps à elle.
J’ai lu sur d’autres blogs que ce livre était très représentatif de la vision de la femme dans la société japonaise (puisque les japonaises auraient souvent le désir de se faire opérer les seins pour ressembler aux occidentales), mais il m’a plutôt semblé que cette vision de la femme était assez universelle, ou en tout cas représentative des pays développés, et qu’elle était même assez fidèle à l’idée que l’on pourrait se faire de « l’éternel féminin ».
Le livre se termine par une scène assez étonnante où Midoriko et Makiko se parlent en se cassant des œufs sur la tête, ce qui est sans doute d’un symbolisme un peu lourd mais la manière dont la scène est évoquée a quelque chose de captivant, qui m’a finalement beaucoup plu.
Un livre vraiment original et intéressant.
Seins et œufs était paru chez Actes Sud en 2008.
pascale
/ 22 mai 2014Marie-Anne, j’ai l’impression d’avoir mieux compris ce livre à présent ! 🙂
laboucheaoreille
/ 22 mai 2014Euh … c’est sérieux ?
pascale
/ 22 mai 2014Tout à fait ! Je l’avais apprécié… mais sans pouvoir me défaire du sentiment que j’avais dû passer à côté de certains aspects.
laboucheaoreille
/ 22 mai 2014Alors tant mieux 🙂
Je crois moi aussi qu’il y a pas mal de sens cachés et de signes à décrypter dans ce roman, malgré son apparente clarté !
Je te remercie beaucoup de me l’avoir fait découvrir 🙂
ph
/ 8 juillet 2014Je ne suis pas sûr que le personnage de Natsu (la narratrice) soit si lisse que ça. Alors que sa grande sœur Makiko a eu un enfant sans doute sans le vouloir, Natsu représente celle qui n’en aura sans doute pas « sans le vouloir ». Pas non plus qu’elle en veuille un d’ailleurs, mais en tout cas elle n’a pas de copain, n’imagine pas que la situation change « le mois prochain », bref, elle est en jachère et le sentiment de vanité qu’elle éprouve chaque mois quand elle doit quand même se mettre une serviette hygiénique est proche d’un désespoir lourd et confus. Dans ce sens-là, elle est assez opposée à Midoriko, mais dans un autre côté, elle lui ressemble aussi. Si on est pessimiste on peut se dire qu’elle a été comme Midoriko, avec des idées tranchées, des questions et des réponses, qu’en fait Makiko et Natsu sont les avenirs possibles de Midoriko (on peut aussi imaginer que Midoriko deviendra heureuse, évidemment, ce n’est pas interdit !). En tout cas, on sent que Natsu a eu de l’ambition pour son avenir, pas seulement maternel ou sentimental, professionnel aussi. Elle est montée à Tokyo pour affronter la vie, en y croyant, puis le soufflé est retombé, la vie l’a mordue et il ne reste que l’appartement minable et la solitude. Elle ne dit pas quel métier elle fait, mais personnellement, je la vois assez bien illustratrice, graphic designer, quelque chose comme ça (à plusieurs occasions, j’ai remarqué un sens des couleurs et des formes qui me fait dire qu’elle a une sensibilité de graphiste, mais évidememnt, ça ne prouve rien). Je l’imagine comme une jeune femme qui a rêvé de devenir graphic designer ou mangaka parce que ce sont des métiers à la mode, mais qui se retrouve à faire des trucs sans avenir et sans passion pour payer son loyer, parce que la réalité fait mal et que la concurrence est sévère (et aussi parce que c’est « a man’s world ». Je ne crois pas que l’auteur le dise clairement, mais justement, le fait qu’il n’y ait pas un seul homme dans ce roman leur donne une existence de fantômes assez effrayants, vous ne trouvez pas ?).
Peut-être est-ce pour ça que vous l’avez trouvée « neutre », d’ailleurs ? Natsu est le personnage qui est peut-être l’horizon de la majorité des jeunes femmes de sa génération (la trentaine, je crois), au Japon et à peu près partout dans les pays développés.
Un autre aspect essentiel du personnage de Natsu, à mon avis, est qu’elle ne peut pas s’avouer l’échec de sa vie. Elle se l’avoue dans sa tête, mais jamais à voix haute et sans jamais en tirer les conséquences. Tout le roman tourne autour de cette question des « mots pour le dire », mais ici, on ne sait pas si on peut leur souhaiter de réussir à formuler leur désespoir. Elles se cachent à elles-mêmes leurs sentiments et leurs déceptions, pour ne pas s’effondrer. Et la scène entre Natsu et Midoriko pendant qu’elles attendent Makiko est extraordinaire d’humour désespéré de ce point de vue. Natsu s’oblige à détourner les pensées de Midoriko de l’idée d’un éventuel accident, mais ne trouve que des sujets de conversation plus désastreux les uns que les autres. C’est quasiment freudien !
À propos : moi aussi j’ai trouvé ces blogs qui disent que les Japonaises « auraient souvent le désir de se faire opérer les seins pour resembler aux occidentales ». Je me méfie de ce genre d’assertion. Pour une partie des Japonaises au moins, la poitrine des Occidentales serait plutôt un repoussoir (opinion qui n’engage que moi, évidemment). Les Japonaises ont des rêves de féminité qui leur appartiennent en propre, pas besoin de les imaginer en extase devant les Occidentales. Surtout pas les personnages de ce livre (il n’y a d’ailleurs qu’une seule demi-allusion aux femmes occidentales dans tout le roman et ce n’est pas vraiment pour les envier). Que les Japonaises admirent les top-models, occidentales ou pas, c’est bien possible, mais ça, c’est comme tout le monde, et c’est précisément la raison d’être des top-models : le monde entier les envie. Personne ne croit que toutes les femmes occidentales sont des top-models !
laboucheaoreille
/ 8 juillet 2014Je crois en effet que j’avais trouvé Natsu « neutre » parce qu’elle me semblait assez représentative des trentenaires de notre époque, à la fois indépendante financièrement et vivant sa féminité sans heurts majeurs. Certes, elle est célibataire et sans enfant, mais on se dit qu’elle n’a que trente ans et que son statut peut encore changer, il n’est pas trop tard pour elle. Quand elle discute avec Makiko au sujet de son projet d’opération esthétique, Natsu montre qu’elle a une vision de la féminité assez rationnelle et réaliste, je crois.
Pour la discussion entre Natsu et Midoriko pendant qu’elles attendent Makiko je crois que vous avez raison et que je n’y avais pas assez prêté attention, bien que ce soit un moment clé du roman.
Oui, l’absence des hommes dans ce roman m’a vraiment frappée. Non seulement il n’y a pas de personnage masculin mais les hommes sont absents des conversations et des pensées des trois femmes. C’est assez étrange et ça m’a surtout interloquée de la part de l’adolescente qui évoque à un moment les spermatozoïdes (pour dire qu’ils ne doivent surtout pas rencontrer les ovules) mais qui ne parle pas des garçons.
Merci pour vos éclaircissements sur ce roman, c’est vraiment très intéressant d’avoir le point de vue du traducteur !
ph
/ 9 juillet 2014Merci, mais vous savez, c’est juste un point de vue de lecteur. Et l’auteur ne m’a pas expliqué quelle était la vérité définitive sur son roman… Mais je sais quand même qu’elle a fait des études de philosophie, qu’elle a lu d’assez près Simone de Beauvoir en particulier, ça donne quelques pistes…
Merci à vous pour votre blog, je reviendrai sans faute pour lire plus de vos analyses, toujours honnêtes et directement enracinées dans votre lecture personnelle, c’est précieux.
Sur Midoriko, elle ne pense pas aux garçons, car elle sait peut-être que ce n’est pas sur eux qu’il faut compter pour se construire en tant que femme, et l’expérience de sa mère fait qu’elle est assez bien placée pour le savoir… Je dirais même que c’est peut-être le premier sens du roman : pour faire une vie de femme, mieux vaut ne pas compter sur les hommes (mais le formuler ainsi, c’est d’une certaine façon les remettre au centre de la vie des femmes, alors que le roman les tient réellement dans les coulisses).
laboucheaoreille
/ 13 janvier 2021Merci !